Sortie de mon premier roman : L’araignée et les volets de bois

De la France à l'Egypte

 Monaco, août 1978

 

Cela fait un bout de temps qu’on ne s’était pas vu, non ? Permettez que je me représente. Pendant trois ans, je fus entre autres dans Moto journal la mauvaise langue de service, le colporteur de ragots. Puis un jour, il y a en gros un an, plus personne, plus rien. Eh bien aujourd’hui, ma revoilà, pour tenter une première : vous raconter une longue histoire en direct, en stéréophonie, et quelquefois même en couleurs.

 

Bon… Oui… Procédons par ordre : d’abord, quelle histoire ? Voilà : Puce et moi, on a décidé de faire le tour du monde. Holà ! Je vous arrête tout de suite, pas un tour héroïque avec traversée du désert de Gobi sans étape, franchissement de l’océan Pacifique sur un radeau de bambou, je ne suis pas un surhomme aux pectoraux saillants.

 

Puce n’est ni un dromadaire ni une voiture amphibie, et Moto Journal n’est pas Paris-Match. Non ! Ce qu’on vous propose ; c’est un tour du monde minable, pépère, le genre de chose qu’un prolétaire-moyen-sans-plus peut s’offrir, s’il consent un jour à vendre sa télé enculeur, son salon salle à manger Ségalot, son costard trois pièces cuisine de chez Pacher Peuchère, bref tout ce qui fait que son papa et sa maman se disent « plus de souci à se faire pour lui, maintenant il est installé ».

 

Voilà. Puce et moi, on a fait ça, sauf pour la télé parce que la nôtre était un vieux machin en noir et blanc que j’avais hérité de mes parents, et que de toutes façons elle ne marchait plus depuis quatre ans. Bref, on a vendu un peu tout ce qui traînait à la maison et on a levé l’ancre.

 

Bon, les gars, on n’et pas sorti de l’auberge : figurez-vous qu’un gars au troisième rang ne connait pas Puce. Puce, c’est ma moto… Oh ! Pas une grosse, pas un de ces trucs qui vous donnent envie de bomber le torse aux carrefours, parce que les gens doivent se dire : « Peuchère, pour monter sur un engin comme ça, il ne faut pas être une femmelette ! ».

Puce, c’est pas ça : elle est si petite que quand je suis dessus, on ne la voit presque plus. Ce n’est pas la moto à Batman, c’est une puce à roulettes.

 

Pour l’état civil, voilà ce qu’est Puce. Genre : vélomoteur. Marque : Yamaha. Cylindrée : 72 centimètres cubes. Type : 477 (GT 80). N) dans la série du type : 1267. Carrosserie : solo. Energie : essence. Puissance : 001 Ch. Places assises : 7 (mais ça, c’est une erreur de l’ordinateur préfectoral). Numéro d’immatriculation : 6676 EG 92. Date de première mise en circulation : 25/07/75. Nom de l’époux : moi.

 

Maintenant je vais vous dire ce qu’est Puce pour moi : l’être le plus extraordinaire que j’ai jamais rencontré, comme le dit le Reader Indigeste. Figurez-vous qu’un jour de juillet 1975, je suis tombé amoureux de ce petit bout de moto, si, si, vraiment amoureux : alors, je l’ai épousée, et nous sommes partis ensemble, en guise de voyage de noces, voir si la mer Rouge l’est vraiment.

En fait, elle est aussi bleue que les autres, mais par contre, Puce et moi avons découvert qu’on aimait bien voyager ensemble. Ce premier voyage, on vous l’a raconté dans Moto Journal pendant l’hiver 1975/76.

 

 Aussitôt rentré, on a entendu parler du rallye Côte d’Ivoire-Côte d’Azur. Pour sûr, ça risquait de faire un beau voyage, ça aussi. A vrai dire, je n’étais pas très chaud-chaud, mais Puce a tellement insisté que j’ai signé. En fait, ce n’était pas un voyage, c’était un rallye. C’est ainsi qu’on a ramassé une grosse pilule. Puce et moi, on a cru ce qu’on disait dans la brochure, c’est-à-dire qu’on pourrait suivre en père peinard, simplement en roulant moins vite mais plus longtemps que les autres.

 

Erreur : sur les pistes africaines, qu’elles soient en « tôle ondulée » ou en sable mou, on a le choix entre rouler à fond ou pas du tout. Alors, Puce et moi, on a suivi pendant deux mille et quelques kilomètres, et avant de s’escagasser les osses, on est rentré chez nous.

 

La pauvre Puce est rentrée d’Afrique dans un état lamentable, une épave de Puce. Moi aussi, puisqu’entres autres souvenirs d’Afrique, j’avais ramené un gadget à la mode qu’on appelle hépatite virale. Une fois remis à neuf, savez-vous ce que j’ai fait ? Lancez-moi des poires blettes, des œufs pourris, videz-moi vos pots de chambre sur la tête, je mérite tout ça et dix fois plus : j’ai mis Puce sous une bâche dans un coin de mon garage, et je l’ai oubliée.

 

Le bon diable veillait sur nous. Un jour d’été 1977, pour des raisons bien trop compliquées à expliquer, me prend une de ces grandes dégoûtations généralisées que l’on ne peut soigner qu’enfermé chez soi, loin du monde et de ses chimères, en compagnie d’écrits sinistres, tandis qu’un chat noir, trônant sur la plus haute armoire, vous couve de son regard de fer… Ah, pas vous ? Moi, si…

 

 Un jour le Diable m’indiqua la voie, par l’intermédiaire du chat noir, bien évidemment. Je me trouvais dans mon garage en séance de méditation transcendantale. En clair, je graissais une chaîne de moto. Je médite toujours dans ces moments là, parce que ça m’aide à supporter l’odeur dégueulasse de la graisse consistante qui fond, quelquefois même, ça prend feu au dessus, je sais, je chauffe trop vite, mais on n’a pas que ça à faire, tout.

 

 Le chat, attiré par le bruit de friture je suppose, est entré dans le garage pour surveiller la casserole d’un air dégoûté. C’est à ce moment là que ça a pris feu dans la casserole de graisse à chaîne. Le chat a eu peur et il s’est instantanément mis à couvert, l’abri le plus proche étant une bâche en toile cirée, qui recouvrait… Je ne savais plus quoi.

 

Cela m’a fait tellement rigoler que j’ai presque oublié d’éteindre le feu dans la casserole. Après ça, j’ai regardé du côté du chat. Vous savez, si vous vous payez la tête d’un chat, il s’en rend très bien compte, et il n’aime pas ça : Belzébuth-à-moustaches me regardait d’un air mauvais, encore à moitié caché sous la bâche. Lorsqu’il l’a relevée pour en sortir, avec ce mouvement brusque de la tête qui n’appartient qu’aux chats, j’ai vu et j’ai dit : » Euréka ».

 

J’ai vu… le pneu avant de Puce, ma petite bécane oubliée. La conclusion était évidente : j’avais découvert le E= MC2 de la vie en général : il y a des moments où rien ne va, où tout semble prendre un malin plaisir à vous mettre des bâtons dans les roues. Les scientifiques appellent cela « loi de l’emmerdouillement maximum ».

 

Cette loi s’énonce par l’équation suivante : 1K/2MR+1K/4MR2+K/8MR2+1K/16MR2… Ceci en progression constante jusqu’à l’infini. On conçoit assez facilement que lorsque la loi s’applique, la marge de manœuvre est extrêmement réduite, voire nulle, puisque l’on arrive au postulat que1K/MR, cas que les scientifiques appellent couramment « seuil d’emmerdouillement intégral ». Seulement, ce que je venais de découvrir est que si 1K/1 MR2, il va de soi que 0/1K=0 mais que 1K/0=

 

Ce n’est donc pas le K (cas) qu’il faut supprimer mais le diviseur. En partant, par exemple…

Lumineux ! Il suffisait de remettre ma Puce en état, de m’asseoir sur son dos et à nouveau elle deviendrait Pégase.

 

Une maxime, probablement apocryphe, de Confucius dit : « Ne vous pressez pas, il est déjà trop tard ». J’en ai fait par avance la philosophie de ce voyage. Je ne boufferai pas 1500 kilomètres par jour, sauf si, d’aventure, je me trouve pris dans un feu de brousse.

 

 On va faire ça kool, à petit pas, en s’arrêtant le temps qu’on voudra dans les endroits qui nous plaisent. L’ennemi du voyage, c’est le temps. J’ai donc mis du sable dans le boîtier de ma montre.

 

En dehors des liens affectifs que nous pouvons avoir, la Puce et moi, c’est en bonne partie pour cela que je pars avec un 80 cc : cette petite bête se conduit par transmission de pensée, elle use une chaîne tous les cent ans, un pneu tous les demi-siècles, et ne croque guère plus d’essence qu’un briquet tempête.

 

Sérieusement, les gars, qu’aurais-je été faire d’un gros machin avec des chevaux, où trouver les chaînes, les pneus, les plaquettes de frein, tous les trucs dont ces gros animaux sont friands ? Non, qui voudra rigolera, mais je trouve ma Puce parfaitement adaptée à ce genre de voyage. Si ça rate, s’il nous arrive un pépin quelque part, hébin c’est qu’on aura pas eu de bol.

 

 

 

 

                                                  Le Caire, septembre 1978

 

 

Aujourd’hui, Puce et moi, on est au Caire, en Egypte. Comment sommes-nous arrivés en Egypte ? La réponse est claire comme de l’eau de feu et lumineuse comme le soleil du matin sur la pyramide de Keops : par hasard.

 

Par pur et simple hasard, parce que la Turquie qui aura toujours trois métros de retard sur l’histoire se figure encore que les citoyens de républiques démocratiques sont d’espèces de monstres aux pieds fourchus qui hurlent à la lune en mangeant des petits enfants.

 

 Autant vous dire tout de suite pour que vous ne me demandiez pas par la suite pourquoi je contourne tel ou tel pays, je suis depuis peu, citoyen de la République démocratique du Vietnam. Pour nous  rendre en Orient, Puce et moi, nous avons concocté un itinéraire 100% terrestre via la Suisse, l’Autriche, la Yougoslavie, la Bulgarie, la Grèce, la Turquie et la Syrie, que nous avons attaqué pendant les vacances d’août.

Je ne vais pas vous barber avec l’Europe ; Nous avons traversé Genève, la ville aux mille horloges (comment je le sais ? A minuit, je compte les coups et divise par douze), la Suisse, l’Autriche.

 

Nous n’y sommes pas restés longtemps, parce qu’il pleuvait et qu’il y avait tout plein de montagnes. Je n’aime pas la pluie et Puce n’aime les montagnes que lorsqu’elles descendent, or les montagnes autrichiennes montent beaucoup.

En Yougoslavie, on a joué aux touristes Allemands, ce qui n’est pas difficile vu que rien n’est cher. En Bulgarie, on a eu la chance de rencontrer un journaliste Bulgare francophone en congé de maladie, qui nous a fait découvrir les deux faces du socialisme.

 Ensuite, on pensait transiter par la Turquie vers la Syrie. La Turquie n’a pas voulu de nous, on a pensé aller en Grèce, puis en Syrie par ferry-boat, mais le consulat de Syrie en Bulgarie ne voulait pas nous donner de visa sans l’autorisation du consulat Viet Nam, autorisation que le dit consulat Viet me disait de retourner demander à Paris. On a donc fini par aller en Grèce, mais pour prendre le ferry pour l’Egypte.

L’Egypte, on y est aujourd’hui. Je regarde en ce moment, sur la carte, le trajet qu’on a suivi, Puce et moi : Paris, Nîmes, Marseille, Monaco, Genève, Zürich, Innsbruck, Zagreb, Dubrovnik, Titograd, Skopje, Sofia, Salonique, Athènes, Alexandrie, Le Caire, ça ressemble aux louvoiements d’un poivrot en bordée.

 

Pas très étonnant au mois d’août, nous étions sept motos venant de France dans le ferry Athènes-Alexandrie : deux Yam XT 500 de Lille, une Guzzi V7 de Paris, trois BMW, une d’Orléans et deux de Castres, plus ma Puce unique et préférée. Nous étions déjà tombés, avant même de fouler le sol Egyptien, sous le feu roulant de dizaines de transitaires plus ou moins bidons, qui proposaient de nous aider à dédouaner nos motos, pour des prix variant de 100 à 300 francs.

C’est ma première surprise : ça « sent » plus l’Afrique que l’Arabie. Eh oui, on parle arabe, ici, mais on est sur le continent africain…

Prévoyant que ça allait être dur, on a vite fait fondé entre nous le Moto-Club du port d’Alexandrie pour affronter l’ennemi. En fait on a été plutôt brillant. En l’espace de cinq heures, on a dédouané cinq motos sur sept, celles qui avaient des carnets de passage en douane, le passeport des motos. Les deux autres ont dû attendre le lendemain pour avoir l’aide du consulat de France, puisque c’était le 15 août. Ma Puce, de 6676 EG 92 est devenue de par la loi égyptienne « ALX 10628 ». Je ne vous l’écris pas en Arabe, sinon à la composition, ils vont perdre leurs cheveux, notons juste qu’Alexandrie n’existe pas, c’est « El Iskandria ». Avec les deux XT 500 (entre Yam, pensez) et la BM d’Orléans, on est alors se faire une grande bouffe à Alexandrie, puis, les trois grosses ensemble, Puce et moi séparément, on a mis le cap sur le Caire.

La route est correcte, de temps en temps bien sûr, il y a des trous, de gros trous, même, mais vraiment pas de quoi s’inquiéter. Le plus rigolo est une habitude de conduite qu’ont les Egyptiens : ils aiment rouler en quinconce. Il y a les Egyptiens de gauche et les Egyptiens de droit, c’est simple.

 Au début, on trouve ça amusant, ça fait des chicanes, ça brise la monotonie des lignes droites, mais ça présente un inconvénient : du fait de la circulation en quinconce, les gens voient des chicanes partout, et si vous déboîtez à gauche  à l’avance pour doubler, il se peut très bien que quelqu’un arrive par derrière, vous double à droite et vous fasse une queue de poisson pour doubler ensuite le véhicule que vous alliez vous-même doubler. Evidemment, avec ce style de conduite, il n’est pas tellement rare que ça cartonne, en fait cela cartonne même plutôt beaucoup.

A mi-chemin du Caire, psscht ! Crevaison. Démontage de roue, deux muletiers viennent m’aider sans que je leur demande, ça a l ‘air sympa, ça… Changement de chambre à air, au moment de repartir, je remercie chaleureusement mes muletiers mais, à leur mine renfrognée, je comprends que ce n’est pas vraiment ça qu’ils veulent. Des sous ! Des sous !

En fait, pendant les premiers jours de  mon séjour en Egypte, je n’aurai pas fini d’en sortir. Autant vous le dire tout de suite, l’Egypte est un drôle de pays, au fond tous les pays sont, à leur façon, de drôles de pays, sinon ce ne seraient pas des pays du tout, pas vrai ?

 

L’Egypte, je l’aime et je la déteste, les Egyptiens, j’ai parfois envie de les serrer dans mes bras, parfois de leur balancer du Napalm. Ceci, je vais essayer de vous l’expliquer peu à peu. Après avoir contourné de loin un camion de Coca Cola retourné en travers de la route, avec la trouille de crever à nouveau, on est arrivé au Caire, Puce et moi. On se congratulait « tu te rends compte ? Le Caire ! » Puce était contente, elle aussi, d’être là.

 

Remarquez, elle a vite déchanté, la Pucette, lorsqu’il lui a fallu craindre pour ses osses ; la circulation au Caire, est Dia-bo-li-que ! D’abord, il y a du sable partout, on a la figure perpétuellement pleine de sable, collé par du gazole, car les camions, ici, sont réglés chaque fois que le prophète perd une dent. Une heure de circulation, et vous êtes noir comme Bokassa 1er.

   

T-shirts blancs, s’abstenir. Je vous conseille plutôt la couleur gas-oil. Ensuite il y a le bruit, ah ! les klaxons ! Ici, on klaxonne en permanence, et principalement quand ça ne sert à rien. Si un Egyptien voyait soudain la main de Dieu fendre la terre en deux devant ses roues, il commencerait par klaxonner au cas où.

 

Les encombrements : pour remonter l’avenue Kasr el Nil, longue de peut-être 2 km, à moto, il faut une demi-heure si le vent est favorable.

 

Au Caire, il y a des feux rouges, mais leur signification n’est apparemment pas conforme aux codes internationaux : le vert signifie passez, l’orange continuez à passer, et le rouge passez quand même, sans blague ! Même que ça a des côtés assez sympas, pour un nouveau venu, de griller un feu rouge à fond sous l’œil indifférent des flics de faction. Par contre, il est évident que dans ces conditions ça cartonne souvent et parfois très fort.

 

 Histoire de se roder, on en a pris une, on a mordu la poussière. Remarquez, on aurait dû se méfier, en fait au début on s’est méfié. « Les dangers de la circulation au Caire sont considérables », dit le manuel du Caire publié par l’université américaine. Cela, on le savait.

 

 Ici, il faut considérer tout conducteur de quoi que ce soit, tout piéton comme un ennemi féroce qui cherche à vous mettre par terre par tous les moyens. On l’a su, manque de chance on l’a oublié assez longtemps pour qu’une bagnole nous fasse demi-tour sous le nez, sur une grande avenue, et qu’on se retrouve par terre.

 

Puce n’a pas grand-chose, un clignotant en huit, les supports de phare de guingois, des petits horions sans importance par ci par là, moi idem, j’avais de petits bleus dans tous les coins, mais aussi un gros orteil gauche comme une chambre à air de camion.

 

J’ai laissé glisser pendant trois jours, et comme ça enflait plutôt que de désenfler, je suis allé voir « el tabib » qui m’a passé aux rayons X, c’est une petite fracture sans déplacement de rien du tout, ce n’est pas ça qui va nous empêcher de tailler la route. Evidemment, avec ce gros orteil en point de suspension, impossible de monter les vitesses du pied gauche.

 

 Depuis cet accident, j’étais obligé de les passer à la main, c’est pas que ça me dérange outre mesure, sur ma Puce si petite il n’y a pas à se baisser beaucoup, mais le problème est que si je change de vitesse à la main, je ne peux pas débrayer, vu que comme sur toute moto civilisée, le sélecteur de ma Puce est à  gauche. Or, étant donné qu’il me faut garder mon pansement de course pendant trois semaines, je ne m’imaginais guère en train de jouer au charcutier en passant pendant trois semaines mes rapports sans débrayer.

 

J’ai dû inventer un truc. Cette géniale création, c’est le Fred-o-matic, le passage des vitesses au tableau de bord. C’est un câble actionné au guidon qui permet de soulever le sélecteur. Oh, d’accord, je suppose que douze mille trois cent cinquante quatre éclopés au moins y ont pensé avant moi, le fait est que ça marche merveilleusement bien, on met un peu plus de temps à monter les vitesses, mais généralement, en cas de vraie urgence, c’est plutôt de les descendre dont on a besoin. Donc impeccable.

 

J’ai testé le système aujourd’hui dans les encombrements du Caire, et je vous le garantis : le Fred-o-matic est le Nirvanha des unijambistes temporaires ou non. Nantis de ce merveilleux système, Puce et moi allons pouvoir finir notre entrevue (notre bataille ???) avec Le Caire, passant nos vitesses en tirant sur une poignée de chasse d’eau recyclée.

 

Y’a pas, il faut que je vous parle encore du Caire, sûr que c’est parce que je l’ai traitée par-dessus la jambe qu’elle m’a fait une vacherie. Qu’est-ce que Le Caire ?

 

C’est un gros choc quand on arrive de Grèce. Si vous allez d’Europe vers le Moyen Orient, vous passez par la Turquie qui en un sens vous préacclimate. De Grèce en Egypte, vous passez directement d’un continent à un autre très différent.

 

Il y a tout à coup tant de bruit, de choses à regarder et à comprendre en même temps, qu’on se sent dans la peau d’un gamin de huitième à qui on ferait boire trois verres de mousseux avant de lui dire, en lui fichant un coup de règle sur les doigts : « Voilà une équation du second degré à trois inconnues (en admettant que ça existe, je ne le sais pas plus que toi, non, pas toi, toi…), tu as trente secondes pour la résoudre ».

 

Une ville incroyablement vivante, où il y a un commerce au mètre carré, mais où en beaucoup d’endroits, les immeubles ont l’air abandonnés, en ruines. Une ville où en l’espace d’une demi-heure, on peut être abordé successivement par un coraniste désireux de vous aider à comprendre la parole de dieu, la vraie, celle du coran, et vous invitera des soirs et des soirs à dîner chez lui pour après vous expliquer l’Ecriture, sans jamais s’énerver sur votre inertie, et dix individus apparemment très sympas qui ne veulent que vous faire changer de l’argent au noir à un taux pas intéressant du tout, vous vendre je ne sais quel truc bizarre et éventuellement sans valeur ou simplement vous escroquer des ronds sous un prétexte plus ou moins fumeux.

 

 

Le Caire est immense : de Héliopolis à Dokki, ça doit fichtrement bien faire sa trente ou quarantaine de bornes ; faubourgs ou centre, c’est du pareil au même, c’est une ville effroyablement tassée autour de son artère aorte : le Nil.

 

 Ici, l’eau est le sang. Mis à part dans les restaus pour milliardaires, elle est toujours tiède, mais comme ici on n’arrête pas de respirer de la poussière et de mâchonner du sable, elle cote plus qu’un Chivas Regal de cent ans d’âge.

 

De temps en temps, trois ou quatre fois par semaine, les robinets affichent rupture de stock, mayye ma fish, y’a plus d’eau. Alors, on attend, quand elle revient on en boit même si l’on n’a pas soif, parce qu’ici, si elle s’arrêtait pour de bon, y’aurait plus qu’à se coucher par terre. Ailleurs aussi, j’y pense, mais ici on s’en rend compte…

 

Donc, Le Caire est grande, très grande, mais on s’y perd peu, parce que finalement, pour ne pas s’égarer, il suffit de savoir de quel côté se trouve le Nil, y retourner, puis le suivre dans un sens ou dans l’autre, rien n’en est jamais très loin…

 

Cela dit, si la fourmilière du Caire est passionnante, Puce et moi avions quelque besoin d’un peu de calme, c’est pour ça qu’on est parti vers le désert.

 

Le Caire, capitale de l’Egypte. Du Caire au désert, combien y-a-t-il de kilomètres ? Perdu : pas un. Le Caire est bâtie sur le sable, c’est peut-être pour cela qu’elle dure depuis si longtemps. Au Caire, il faut vider sans cesse ses chaussures, toujours pleines de sable. Alors, Puce et moi, à peine sortis du Caire, on s’est retrouvé dans le désert sans s’en être vraiment rendu compte.

 

 Il faisait nuit, on a suivi une route toute sombre, ici on semble aimer le bitume bien noir. Au bout d’un moment, on a senti un vide, parce qu’il n’y avait plus, ou presque plus de klaxons. A un carrefour, on a tourné à gauche, au bout de deux kilomètres on est passé devant les trois pyramides de Giza, deux bornes après la route continuait sans aucun éclairage, on était obligé de rouler tout doucement, car la route décrit des virages on ne sait trop pourquoi et avec un éclairage de moto, surtout de petite moto, on ne les voit guère que lorsqu’on se retrouve les roues dans le sable. Tout à coup, plus de route. Cela devait être le désert…

 

 

En fait, le désert est une vue de l’esprit. On vous le montre sur une carte, on vous dit : « là, c’est le désert ». Manque de chance, si vous y allez, ce n’est plus le désert puisque vous y êtes. Blague à part, tous les déserts que j’ai pu voir jusqu’ici étaient fichtrement fréquentés. Celui-là aussi. J’y ai rencontré des chameaux, pardon des dromadaires, des chevaux, des camions, des chiens à profusion, de grosses fourmis assez impressionnantes, et, animaux curieux parmi tous, des Egyptiens.

 

Ma tête à couper que ça existe, j’en ai vu. Comment les reconnaître ? Très simple : si vous voyez un animal évoluer sur le dos d’un autre, l’animal chevauché pouvant être un dromadaire, un cheval, un âne, une moto tchèque, l’animal chevauchant ne peut être qu’un Egyptien ou un touriste étranger.

 

Pour distinguer l’un ou l’autre, rien de plus simple : criez « hello ! » si le spécimen répond, c’est un Egyptien. Sinon, c’est un touriste ou un Egyptien sourd et muet. Les Egyptiens aiment énormément parler, même lorsque leur interlocuteur étranger montre des signes de saturation auditoire aussi évidents que la politesse le permet.

 

Aussi, alors que je suis chez nous réputé bavard, dois-je parfois ici me murer dans un silence têtu et impoli, quitte à passer pour une tête de mule. C’est spécialement choquant quand on a fréquenté les Arabes du moyen orient, qui connaissent la valeur du silence.

 

Un exemple particulièrement cruel : hier on est allé à Sakhara à dos de dromadaire avec mon p’tit pote Attaya. Un sacré personnage, Attaya, son père étant mort, à quatorze ans il est chef de famille, et pour de bon, hein, il faut l’entendre chez lui donner des ordres à sa mère.

 

D’habitude, Attaya fait le taxi-dromadaire pour les touristes devant les pyramides. Comme je voulais « faire du désert » et que Puce n’aime pas le sable, avec Attaya, on a pris deux dromadaires et on est parti ensemble toute la journée. Il m’a fait un prix acceptable, parce qu’il aime mieux faire une grande virée que poireauter toute la journée pour vendre des balades autour des trois pyramides.

 

On n’est reparti de Sakhara que la nuit tombée, en s’arrêtant pour dormir dans le désert.

C’était la pleine lune. On s’est assis dans les dunes à regarder le ciel. On entr’apercevait les pyramides de Giza, et entr’entendait le muezzin d’un village, alors qu’à priori ce n’était pas l’heure d’une prière.

 

 C’est fou ce que l’on peut entendre les choses de loin la nuit dans le désert. Parole, j’étais halluciné. Le désert, les pyramides dans le clair de lune, les dromadaires accroupis qui ruminent, Attaya avec sa gallabia qui flotte au vent, c’est des scènes de cinoche, des photos sur national Géographic, ça n’existe pas vraiment, mais là, crac, j’y étais, en plein.

 

Je devais m’accrocher au sable pour ne pas m’envoler, et me retrouver tout à coup dans mon plumard à Paris, brassant l’air alentour pour trouver l’interrupteur de la lampe de chevet, et me retrouvant tout à coup dans ma chambre habituelle. Nom d’un chien, qu’est-ce que l’on peut faire comme rêves idiots…

 

C’était tellement dingue, tellement fragile tout ça, que j’avais terriblement peur qu’un bruit me réveille, et je n’arrivais pas à faire taire ce fichu gamin. J’ai eu beau lui dire, « écoute, c’est tellement dingue ce que je ressens maintenant, men fadlak, laisse-moi un moment de silence, que j’en profite vraiment », lui croyait que je boudais et me répétait toutes les trois minutes « Pourquoi ne dis-tu rien ? ».

 

 

 

En fin de compte, je crois que c’est cela que je ramènerai d’Egypte : l’impression d’une grande incompréhension mutuelle. Cela ne veut pas dire qu’avec les gens d’ici on se tire des balles, je crois même qu’on s’aime bien, il y a des moments où l’on a simultanément ce geste typique d’ici de se coller la main contre la main, coude fléchi, un peu comme si on voulait jouer au bras de fer. Cela veut dire : elle est bien bonne, t’es un pote, on se comprend.

 

En fait, on ne se comprend qu’un petit peu, un tout petit peu, grâce à Dieu ça suffit pour que l’on soit content de se connaître, mais pour vraiment se comprendre, il faudrait probablement être né au même endroit dans les mêmes circonstances, être allé à la même école, avoir eu les mêmes emmerdes et les mêmes joies, en fin de compte pour bien comprendre l’autre, il faudrait être l’autre.

 

« Tout comprendre, ce serait tout pardonner » disait Mme de Staël au temps du roi Soleil. Gonzesse, va. Si l’on a quelque chose à pardonner, c’est qu’on n’a rien compris. M’en voudrez vous beaucoup si je vous dis que je ne suis qu’un seul, et que je n’ai pas compris l’Egypte ?

Et pourtant…

 

 

« Ceux qui dépensent leurs biens dans le dessein de plaire à Dieu et pour affermir leur âme ressemblent à un jardin planté sur une colline. Si une forte pluie l’atteint, il donnera le double de fruits. Sinon la rosée y suppléera »

Le Coran.

 

Cela ne faisait pas bien longtemps que Puce et moi avions élu domicile aux confins du désert, dans une petite cambuse derrière les pyramides de Giza louée à la journée, dont le patron ne fait pas trop la tronche lorsque je mets ma Pucinette favorite dans la chambre pour lui régler l’allumage ou simplement pour éviter que les chiens de désert, il y en a partout, lui pissent sur les pneus.

 

Nous étions arrivés pas bien riches mais peu soucieux, conscients qu’Allah était avec nous dans notre voyage, et ne manquerait pas d’inciter notre canard favori à nous envoyer quelque monnaie qui nous permette de demeurer enfants prodigues.

 

L’Egypte nous accueillit à grands coups de « Welcome » et de « Bienvenus » et nous estampa tout ce qu’elle pouvait avec renforts de « tu es mon ami, mon frère, ce qui est à moi est à toi » et tout le toutim. Seulement, l’ami, le frère payait deux ou trois fois le prix raisonnable de chaque chose, et encore quand on trouvait le moyen de lui rendre la monnaie, bien souvent c’était « demain la monnaie » le lendemain on avait oublié…

 

Paranoïa : un prétendu-étudiant sympa comme tout discute avec toi « C’est vrai, ici, il y a beaucoup de gens qui ne s’intéressent qu’à l’argent ». Tu lui paies un pot. « Attends je vais aller discuter le prix pour toi, je connais les Egyptiens, tu penses », et Ahmed ou Mohammed soit disparaît avec ton billet de dix livres, soit te fait payer double-prix, cinquante pour cent de commission pour lui. Ce n’est pas systématique, bien sûr, rien ne l’est nulle part grâce à Dieu. Disons que c’était assez fréquent pour que Puce et moi, regardions chaque nouveau venu en nous disant : « Par quel foutu moyen va-t-il essayer de nous tirer du fric ? ».

 

Evidemment, à ce train-là, les 660 balles de chez nous qu’il nous restait en arrivant au Caire ont vite été épuisés, et nos sous à venir étaient égarés dans un tiroir de la banque nationale d’Egypte et d’une autre dont j’ai oublié le nom.

 

Bref, au bout d’une dizaine de jours, on s’est retrouvé fauché. C’est là que l’on a découvert des tas de choses. D’abord que l’on peut faire un repas (végétarien bien sûr) au Caire pour dix piastres, 70 centimes de chez nous au change noir. D’autre part, on s’est aperçu qu’avant, on était bien trop riche pour que les gens alentour nous prennent pour autre chose que des extraterrestres.

 

Un soir, j’ai ouvert mon portefeuille et je l’ai montré à Adel, l’un des gars du bistrot-restau du coin où l’on m’arnaquait à tour de bras. Dedans, il y avait 25 piastres. J’ai dit à Adel, et c’était vrai : « Voilà, c’est tout ce qu’il me reste ». Adel, je vous le jure, a changé de visage. Il m’a dit : « Maintenant, tu manges avec nous, si tu as besoin  d’argent pour payer ta chambre, pour l’essence de ta moto, dis-le nous », il a montré les yeux du doigt, ici ça veut dire « à la vie, à la mort ».

 

J’ai accepté cette aide, je pensais que ça durerait un jour ou deux, le temps que mes sous arrivent ou que mes bistrotiers (Adel plus deux Ahmad) se lassent d’un étranger sans le sou.

 

Cela a duré deux semaines. J’ai mangé, j’ai mis de l’essence dans le réservoir de ma Puce grâce à eux. Ces gars-là gagnent 30 livres (trois cents francs au change officiel) par mois, plus les pourboires. C’est au fond normal qu’ils estampent les touristes qui sont suffisamment riches pour venir en Egypte, non ?

 

 Fouille jusqu’au tréfonds de ton âme, toi, oui toi, là. Tu gagnes trente sacs par mois et tu vois un touriste venu de tu ne sais où demander un cola et le payer avec un billet de 50 sacs parce que comme par hasard il n’a pas la monnaie. Les touristes n’ont jamais la monnaie. Aurais-tu des remords à l’escroquer un peu ? 

 

Pour ma part, maintenant, j’ai un peu mauvaise conscience à râler quand on cherche à m’estamper. Il va être temps que je m’en aille, maintenant dans chaque estampeur du Caire ou de sa banlieue, je vois un Adel ou un Ahmad, qui gagne peau de zeubi et qui te prêtera ses sous, à toi qui le traitais de marchand de melons parce qu’il te rabiotait une vingtaine de fichues piastres.

 

 Quand tu commences à voir un ami en celui qui est pour le moment ton adversaire, la vie devient rapidement déchirante, presque impossible.

 

Si tu manges dans l’assiette du chien, tu deviens chien…

Cardinal Belfigo.

 

C’était il y a quelques jours, avant que mes sous n’arrivent. En voyant les gens d’ici vivre, travailler, je les avais à quelques exceptions près trouvés bien mous.

 

 Souvent, ici, sur douze heures ou plus de boulot théorique, on en passe les deux tiers à glander sur sa chaise. La semaine dernière, je me suis aperçus que, moi aussi, je ne fichais pas grand-chose, que je faisais des siestes interminables, que je me sentais d’envie flagrante de rien. La chaleur ? Oh, bien sûr, ça coupe un  peu les pattes, mais on s’y fait.

 

 Soudain, un jour, un voisin qui fêtait je ne sais quoi, m’a convié à un méchoui où j’ai bouffé (pas mangé, bouffé) de l’agneau rôti. Dès la première bouchée, j’ai senti dans ma tripaille un chant de Noël. Gloria, Alléluia…

 

C’est là que je me suis rendu compte du fait que je n’avais pas mangé de viande depuis près de deux semaines, parce que je mangeais avec des Egyptiens moyens et donc comme eux. La viande ici est trop chère, c’est tout.

 

Si l’Egyptien moyen ne mange que de la salade, des boulettes aux fèves, des fayots, ce n’est pas pour le folklore, pour faire de jolis plats tout en vert et en rouge, c’est parce qu’il n’a pas le fric pour se taper ces viandes rôties qui vous font chanter l’estomac.

 

Si Puce et moi ne nous étions pas retrouvés fauchés, on serait partis en se disant, la cuisine égyptienne, c’est joli, c’est bon, c’est écologique. Manque de chance. C’est aussi amolissant. L’âme, en langage scientifique, s’appelle le cerveau et se nourrit de protéines…

 

Nous voilà renfloués financièrement, mais en dehors de cela, les pronostics sont blêmes : il semblerait bien qu’en optant pour partir vers l’Egypte et non pas en Syrie, nous nous soyons collés dans un cul de sac.

 

 Les accords de paix entre L’Egypte et Israël ont mis l’Egypte au ban de la Ligue Arabe. Aucun bateau régulier ne veut nous emmener d’Egypte dans la Péninsule Arabique, ni au Pakistan, ni rien, apparemment. On nous suggère d’aller à Suez ou Port Saïd pour faire du bateau-stop, sans garantie. On va essayer, sinon, il faudra retourner en Europe pour trouver un autre chemin.

 

Giza va me manquer, enfin les copains du coin. J’aimais bien partir à dromadaire, avec Attaya jusqu’à la nuit et dormir dans le désert. C’est un moyen de transport folklo, le dromadaire, ne serait-ce qu’à cause de sa hauteur de selle, pas loin de deux mètres, ceux qui trouvent certaines motos trop hautes devraient y penser à deux fois.

Le touriste moyen dit que le dromadaire est très inconfortable. Ceux qui disent ça ne font pas de moto.

Disons… Disons que ce n’est pas très confortable. A basse vitesse, ça ondule très fortement d’avant en arrière, mais le mouvement s’amortit très bien par un mouvement synchrone du pilote. A moyenne vitesse, la situation se complique : on a la sensation d’être en train de descendre un escalier au ralenti avec une moto sans suspensions. A grande vitesse, on dispose d’étriers placés en arrière de la colonne de direction de la machine, qui permettent de se désolidariser totalement ou presque de la partie mécanique. C’est astucieux mais fatigant pour les cuisses.

 

Autre chose, le dromadaire est un animal absolument passionnant par le nombre de bruits incongrus qu’il peut émettre : des rots invraisemblables, des pets fantastiques et toute une gamme de gargouillements d’une variété inconcevable.

 

 Le dromadaire est le moyen de transport complet par excellence, capable de remplacer simultanément moto et mini-cassette. On le dit très sobre. En fait, il passe son temps à bouffer et à boire. S’il ne mange pas, il rumine, s’il ne rumine pas, il boit, s’il ne fait pas l’un des trois, il est mort. Etonnez-vous après ça que le dromadaire puisse passer sept jours sans manger ni boire, il passe son temps à faire des réserves. Le dromadaire, c’est la caisse d’Epargne du désert.

 

Penser que je vis derrière les pyramides de Giza, la chaipucombientième merveille du monde. Ben les gars, ça ne me fait ni chaud ni froid. J’trouve pas ça beau, les pyramides. Nul même.

 

Je me souviens d’un architecte italien, probablement un cousin du cardinal Belfigo, qui a dit : « l’architecture est là pour servir l’homme et le mettre en valeur ». Alors ces grands machins de plus de cent mètres de haut dont même aujourd’hui on ne comprend pas trop par quelle acrobatie technique ils ont pu être construits, quels hommes ont-ils servis ?

 

Hein ? c’était pour planquer la charogne d’un dictateur ? Waaaah la crise, eh !

Ben ouais, je suis allé faire un tour dedans, y’a que des couloirs et des cagibis et ça chmoute le renfermé. Blague à part, les pyramides n’ont pas même empêché les pharaons morts de se faire piquer leur portefeuille.

 

Il y a quelques jours, Attaya est venu me voir : « il faut que tu viennes aux pyramides cette nuit, il va y avoir un son et lumière exceptionnel en français ».

 

Avec des copains d’Attaya et deux motards français, on y est allé en bande, en resquillant, bien sûr. Je me demandais en quel honneur le son et lumière de Giza se mettait à parler la langue de Champollion. Je l’entendais la nuit de chez moi, mais toujours en godon.

 

Le spectacle a commencé très très en retard, et comme les copains s’ennuyaient, on a commencé une partie de machin chouette à cloche pied. C’est un jeu local, un peu dans le style rugby, mais on se déplace à cloche-pied mains dans le dos et l’on ne plaque pas, on fait tomber l’adversaire à coups d’épaule ou de poitrine. Un joueur qui tombe est éliminé, et l’équipe entière perd une manche si son « chef » mord la poussière. Il faut donc à la fois attaquer et garder une défense autour du chef.

 

On avait fait pas mal de manches et consécutivement bouffé pas mal de sable quand finalement, on a vu arriver des autobus climatisés à la queue leu-leu. Ya salam ! Des autobus climatisés, tout modernes, et tout blancs et tout propres. Cela devait être des gens drôlement riches et drôlement importants… Ils portaient tous des maillots blancs avec « Mermoz » écrit dessus.

 

Le commentaire du son et lumière m’a hérissé : il paraîtrait que les mecs qui ont construit les pyramides étaient heureux comme des  papes de faire ce boulot à l’œil par dévotion envers leur souverain et patati et patata, alors là permettez-moi d’avoir des doutes.

 

 La dévotion entretenue à coups de pied au cul n’est plus tellement de la dévotion. Ma fibre syndicaliste CGT s’est éveillée, et à la fin du truc, on s’est mis à beugler « menteurs, remboursez ! ».

 

Un spectateur Mermoz nous a demandé ce qu’on faisait en Egypte si on n’aimait pas les pyramides.

 

« Ben voyons, on est venu pour jouer au machin chouette à cloche pied ! ».

 

 

              

 

 

 

 

                                               Alexandrie, fin septembre

 

 

Aïe..  Karpov avance son roi en E5 et me regarde en souriant : je suis mat en six coups, c’est bien fait pour moi, quand on est un gamin débutant, on ne joue pas aux échecs avec un champion du monde.

 

Mais non, les gars, je ne suis pas aux Philippines en train de disputer les championnats du monde d’échecs, mais c’est du pareil au même : j’ai voulu jouer aux échecs avec le monde, et ce vachard-là m’a fait mat en six coups, six coups également six pays.

 

En face de moi, il n’y a pas Anatoli Karpov, il y a le monde qui m’a bien eu : pour n’avoir pas lu le Monde (le journal) diplomatique, j’ai perdu la partie. L’Egypte est un cul-de-sac, Puce et moi avons écumé tous les agents de voyages et bistrots de marins de Suez, Ismaïla, Port Saïd, Alexandrie, pas moyen de se faire embarquer pour où que ce soit d’intéressant pour nous. Il faut au moins retourner en Grèce, tant qu’à faire autant revenir à Paris et repartir à zéro…

 

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