Sortie de mon premier roman : L’araignée et les volets de bois

Grèce et Turquie

C’est une certaine agitation sur le pont qui m’éveille, nous approchons la terre. Le temps d’acheter quelques inutilités hors taxes à bord, nous arrivons, nous sommes arrivés à Patrai. Les bagages de Puce et les miens sur l’épaule, j’attends la passerelle. Bousculant de ci, de là, je me fraie un chemin jusqu’au quai et me rue dans la soute qui enferme encore ma Puce bien-aimée. Elle est là, toujours arrimée. Intacte ! J’ai envie de danser de joie. Fébrilement, je récupère mes sandows, je remets mes sacoches cavalières, mon casque, mes gants…

Au premier coup de kick, Puce donne de la voix. A nous la Grèce, balbutie-t-elle dans un petit nuage de fumée bleue. A la douane, la gabeloutte inscrira sur mon passeport « avec moto Yamaha n° 6676 EG 92 », et officialisera le tout d’un coup de tampon décidé. Pour Puce et moi, ce sera en quelque sorte un deuxième mariage.


Patrai-Athènes, 222 kilomètres, ce n’est rien, un tiers de saut de Puce ! Le saut de Puce sera ma mesure de distance pour ce voyage. On commence à « sentir son fessier » sur Puce au bout d’une dizaine d’heures, soit 600 kilomètres.

Nous prenons ce que les Grecs appellent l’autoroute. De deux choses l’une : ou ce n’est pas une autoroute, ou bien les Grecs n’ont pas la même conception que nous de ce genre de voie de communication. Pour nous, il s’agit au moins de deux routes à deux voies séparées par un terre-plein central.

L’autoroute Patrai-Athènes a tantôt deux voies dans chaque sens avec terre-plein, tantôt deux voies sans terre-plein, tantôt une voie dans chaque sens sans rien du tout. Cela dit, il n’y aucun feu rouge et un péage de temps en temps, ce qui fait dire que c’est une autoroute. Quoi qu’il en soit, pour nous, c’est la joie : il fait beau, nous sommes en Grèce, les bas côtés sont de terre dure et de pierre sèche, mais, de temps en temps, un buisson compact nous envoie un filet de senteurs méditerranéennes… Enfin… Pas méditerranéennes, en fait, puisque c’est la mer ionienne, notre seconde mer, que nous laissons dans notre dos, mais vous connaissez cette odeur des buissons du Sud-Est de la France, qui vous picote le nez à travers la chaleur… Eh bien ! C’était comme ça.


A une soixantaine de bornes de Patrai, nous nous arrêtons pour faite le plein de Puce, et j’en profite pour boire un petit coup. Survient un bon français moyen, avec sa femme et ses deux enfants, le plus jeune dans les bras de Bobonne, a le visage recouvert d’une pâte blanchâtre, remède probable contre les coups de soleil. Pauvre moutard ! Avec cette gangue cadavérique, il a l’air de Frankestein. Le plus âgé des fistons regarde Puce d’un œil curieux et dit à l’auteur de ses jours « Dis, c’est un français ! ». Bonne pomme, je commence à discuter avec le brave homme qui me dit avec une lueur de reproche dans les yeux : « Décidément, on voit des Français partout ! ».


Eh oui ! Parti avec sa smala dans sa Simca 1500, destination la Grèce, le bout du Monde, quoi, Gugusse aurait voulu être le seul citoyen de la Démocratie Gauloise (sans blague, Galliki Dimokratia, c’est le nom officiel de la France en Grèce) dans ce pays lointain.


Puce et moi étions les envahisseurs, les gâcheurs de congés payés héroïques, ceux qui viennent débomber le torse du vaillant pionnier qui, rentré le premier septembre au siège de la Société générale des entreprises Connexes, dira à ses inférieurs hiérarchiques, en roulant moralement des épaules : « Cet été, on a fait la Grèce… ».

Nous voilà  repartis, pour une séance de bourre-bus. La bourre-bus est un sport exaltant. En Grèce, il doit y avoir une seule ligne de chemin de fer. Tout le reste est desservi par autobus.


Ce sont souvent de vieilles trapanelles qui néenplus, pètent le feu, bardées d’icônes, de franfreluches, de portraits du président Caramanlis (il y a peu de temps, c’était Papadopoulos) qui emmènent de ville en ville des cargaisons parfois impressionnantes d’humains, de bagages, de cabas, le tout à bonne vitesse. Puce et moi, on a beaucoup aimé la bourre-bus. On voyait venir de loin les bus et, dès qu’ils nous dépassaient, on changeait de file pour se mettre en aspiration derrière.

La traînée aérodynamique d’un bus, même s’il n’est pas grec, correspond à celle d’un troupeau d’éléphants, d’où l’opportunité pour une moto de petite cylindrée, d’augmenter considérablement sa vitesse de pointe, et de dépasser le bus au premier virage un peu difficile. Le bus reprendra l’avantage en ligne droite, où au début des montées où son inertie lui conserve plus longtemps sa vitesse, mais il y a toujours moyen de le repiéger ensuite, on peut ainsi rouler des heures ensemble, un coup à toi, un coup à moi, et tout le monde s’amuse. Cela a duré comme ça jusqu’aux faubourgs d’Athènes.


Athènes… Zut ! Encore une ville éternelle ! Au premier abord, c’est une ville comme une autre, au second… Aussi. Paris en moins prétentieux et plus ensoleillé ; soudain, au détour d’une rue, boum ! The monument. The truc, guicheté, entouré, surveillé, colossal, super-big, le choc. Prenez vos billets…

En août, les touristes sont omniprésents, et tout est prévu, orchestré, pour les accueillir… et les saigner. Normal, d’ailleurs. Celui qui vient d’un pays riche dans un autre qui l’est moins ne doit pas venir pour être radin sinon quoi ? La vraie Grèce doit être visible au printemps ou en hiver.

Puce et moi ne sommes pas là pour ça. Nous comptons nous arrêter ici un jour pour raison sanitaire. Puce pour que je lui fasse une révision générale, et moi pour me faire vacciner contre le choléra, car sans vaccin anticholérique, pas de Moyen-Orient. Le premier hôtel du côté de la gare est le bon…


Le lendemain matin, en prenant le chemin du centre de vaccination, nous faisons connaissance avec la circulation athénienne. Elle est basée sur un organe vital, le vecteur des joies et des peines, de saluts et des injures, j’ai nommé :


                                         LE KLAXON !

Le dieu Klaxon est adoré dans tout l’Orient : il est le saint patron de tout ce qui roule sur terre. En Grèce et en Turquie, en Syrie et en Jordanie et même au-delà sans doute, un véhicule n’est déclaré en panne que lorsque son klaxon ne fonctionne plus.

On klaxonne lorsqu’il y a du monde, pour saluer, pour avertir de sa présence. On klaxonne lorsqu’il n’y personne pour meubler sa solitude. On klaxonne en ligne droite à la manière des chauves-souris, qui jettent un cri pour que sa réverbération signale les obstacles ; on klaxonne en virage pour couvrir le chant lancinant des pneus. On klaxonne comme on rit lorsque l’on est gai, on klaxonne pour ponctuer, comme d’un sanglot, ses chagrins. On klaxonne sa joie, sa tristesse, sa mélancolie, sa peur. On klaxonne comme les enfants chantent, lorsqu’ils marchent seuls la nuit, pour éloigner le croquemitaine et autres mauvais esprits. Je klaxonne pour que l’univers entier sache que j’existe. Je klaxonne pour que l’on sache que la mort court à mes basques et me rattrapera un jour. Je klaxonne parce que je veux vivre. Je klaxonne, donc je suis…
Dans cette rumeur klaxonéenne, il devient difficile de communiquer. Si vous voulez insulter un maladroit, un malveillant, ne klaxonnez pas ! Votre cri dérisoire se perdrait dans la grondeur permanente. Alors quoi ? Les Athéniens-à-moteur ne peuvent-ils point communiquer entre eux ? Mais si, capoundediou ! Lorsque les organes auditifs sont saturés, il reste le langage des signes.


Je me suis documenté. J’ai acheté un livre sur le grec « gestuel ». En effet, j’avais remarqué que, parfois, les Grecs appliquaient une ou deux mains ouvertes sur leur pare-brise. Pas pour désembuer ! Tout simplement parce qu’en grec gestuel, la main ouverte tendue vers quelqu’un signifie « va en enfer ». Les deux mains « va deux fois en enfer ». En situation non-automobiliste, on peut amplifier la malédiction en y ajoutant un ou deux pieds, ce qui correspond à envoyer la victime trois ou quatre fois en enfer.

Ces damnations triplées et quadruplées ne sont hélas que peu employées dans la circulation, car l’expérience l’a prouvé, même un Grec ne peut contrôler efficacement son véhicule avec les deux pieds et les deux mains contre son pare-brise.


Ce langage muet m’a beaucoup frappé. Plus Puce et moi irons vers l’Orient, plus il prendra d’importance. J’apprendrai par la suite que l’on peut être explicite, éloquent, en gardant la bouche fermée, mais ça, c’est une autre histoire…


Voilà, nous quittons déjà Athènes, nous n’y sommes restés qu’une soirée, une nuit et une matinée. Ma piqûre anticholérique, je l’ai à peine sentie. La révision de Puce, une formalité : tension de chaîne, réglage des freins, garde de l’embrayage, avance à l’allumage, graisse un peu partout, de la broutille en somme.

Sitôt après déjeuner, nous sommes partis pour Salonique. Salonique n’est guère qu’à 500 kilomètres, un petit saut de Puce, quoi. La route à péage est bonne, il y a du soleil, beaucoup de soleil, si bien que je décide de motocycletter à la grecque ou presque. En Grèce, on roule à moto sans casque et en chemise, voire torse nu. Je retire donc ma veste, mais garde mon casque tout de même… Une demi-heure après, une soudaine brûlure à l’épaule, juste au dessus de mon vaccin anticholérique. Ouillouillouille !


Vite à moi le bas-côté, je retire mon T-shirt, une guêpe déjà morte en tombe. Vaccin plus piqûre de guêpe, je repars avec une épaule gauche raide comme du béton. Lorsqu’il faut lever le bras pour regarder l’heure à ma montre, ce sont les grandes douleurs.

De rage, lors d’un arrêt essence-pipi, je fourre ma toquante dans mes bagages. Ce faisant, sans le savoir, je m’orientalisais. Histoire de passer le temps, il me vient l’envie de faire la course avec un camion. Un beau gros me dépasse, je déboîte et me colle derrière, mais Puce me fait remarquer : « tu as vu son chargement? ». Il s’agit de gros ballots de laine ou de coton, pas vraiment bien arrimés.

Elle a raison, la Puce. Pas vraiment prudent de se coller derrière ce genre de loustic. Nous le laissons filer seul, pour le retrouver, quelques dizaines de kilomètres plus loin. Passant sous un pont trop bas, il a accroché ses ballots dont la moitié est épandue sur la route..

«  Qu’est-ce que je disais- fais Puce d’un ton professoral- tu me conjugueras je ne jouerai plus avec les camions à tous les futurs jusqu’à la fin des temps !!! ».
De fait, au-delà de la Grèce, je n’ai plus joué avec les camions. Enfin, presque plus, beaucoup moins, quoi…

Il commence à faire nuit. Là se présente un problème non prévu : les moustiques. Un brouillard, un mur de moustiques. On a vraiment l’impression de rouler sous une chute de neige. En l’espace de dix minutes, la bulle de mon casque devient opaque, le phare de Puce n’éclaire plus rien, nous marchons au radar. L’entrée dans Salonique est un vrai rodéo. Faubourgs sombres, des passages à niveau, des nids de poule partout. Entrés dans Salonique elle-même, Puce et moi poussons un gros soupir.

Thessaloniki, c’est un nom de ville qui m’a toujours plu. Y’a pas, ça fait historique, ça fait lointain, c’est comme Bagdad, Tombouctou, Ouagadougou, Phnom Pen, ça sonne !


Pour Puce et moi, c’était déjà la porte des pays lointains. Salonique, tu te rends compte, Puce, nous sommes déjà arrivés à Salonique, c’est-y-pas beau, tout de même?


« Et mes sept mers ? » répond Puce aussi sec.

Je m’offre une bouffe du soir commak, avec la chose que j’aime le plus en Grèce, la salade de poivrons verts, d’oignons, de tomates avec une sorte de fromage de chèvre ou de brebis, j’sais pas trop. Le feta, quoi !
Deux heures ensuite, deux heures pour trouver un hôtel qui ait à la fois de la place pour moi et un garage couvert pour mettre ma Puce à l’abri de la pluie (on ne sait jamais) et des voleurs (il y en a partout).


Faute d’en trouver, je saucissonne Puce à un arbre avec la chaîne antivol que, Dieu merci, j’avais emportée. Une belle, bien grosse, bien musclée, bien rébarbative, avec un cadenas Yale théoriquement à l’épreuve des guerres de religion, secousses sismiques et autres révolutions culturelles.


Ah ! Se réveiller dans une chambre d’hôtel, et mettre une longue seconde à réaliser où l’on est ! Se dire : au moment présent, personne que je connaisse ne sait où je suis. Pas de téléphone qui sonne à baise-heure, « Viens vite, y’a ça et ça à faire, y’a machin qui veut te voir urge urge », pas de note d’ électricité, pas de convocation à la commission de retrait de permis de conduire, pas de, pas de…

Allongé sur mon lit, dans ma chambre d’hôtel de Salonique, je me marre. Je les ai bien eus. Envolé, je suis. « Où est-il, que fait-il ?» (grosse voix) Je glande !


Je ris comme un fou dans mon lit de fer, qui se met à onduler en grinçant au rythme de ma rigolation comme si je peenais comme un book. Si quelqu’un passe dans le couloir, il va penser que l’hôtel abrite un fou dangereux ou un zob-cédé scesçqüel. A cette pensée, je ris encore plus fort.


Oh, je sais, toutes les tristesses et autres emmerdements dont je me délie attendent patiemment mon retour. M’en fous ! Après cet instant, le déluge ! Et je ris encore…

Salonique, c’est déjà la porte de la Turquie. C’est très peuplé, bruyant, les rues sont pleines de commerçants divers, la moitié ayant pignon sur rue et l’autre pognon sur le trottoir.

Je passe ma matinée à déambuler dans les rues. Une envie d’acheter une de ces icônes toutes dorées splendidement baroques à tel endroit. A tel autre, une heure d’arrêt pour regarder les gens vivre et passer.

Soudain, dans la rue, que vois-je ? Une Puce !!! Une petite moto du même modèle que la mienne, mais couleur orangé. Ma première impulsion est de me précipiter dans la rue pour parler au puciste. Puis, je m’arrête. C’est un bonhomme d’une quarantaine d’années, l’air occupé et rébarbatif. Je le laisse partir, interdit, et retourne voir ma Puce à moi, papillon bleu attaché à un arbre.


«  Tu sais, j’ai vu une autre Puce
-je l’ai vue aussi…
-Elle avait l’air d’aller au boulot, t’aurais vu le pilote, sérieux et tout, triste, quoi.
-Cela ne m’étonne pas, tu n’a pas vu ? C’était une Puce rouge… »
O Puce décadente !!!

Nous quittons Salonique. Dieu merci, nous n’y sommes pas restés suffisamment pour nous y attacher. C’est ça le drame du voyageur. Dès que l’on reste assez longtemps en un lieu pour y assimiler un tant soit peu le mode de pensée, les coutumes, on s’y attache.

Si l’on veut voyager loin, il ne faut s’arrêter nulle part, nulle part ! Nous partons plein pot, pour fuir cette impression que si nous étions restés, peut-être…


O joie ! Des virages, des virages de Puce, bien serrés, des esses, des doubles-esses, sur une route aux gravillons saillants, qui accrochent nos pneus comme des ventouses.


Allah ! Quel pied, quelle folie, on fait racler les sacoches dans les virages. Cela fait « crooooonch » à gauche, puis à droite, on est heureux, Puce et moi. Puce, c’est la Yamaha 4 qui gagna des championnats du monde. Moi, je suis Phil Read, son chevalier servant. Hailwood est devant nous… Attends, puce, à Craig Ny Baa, on lui fait l’intérieur, et à nous un nouveau titre de champion du monde. Et ric, et rac, Hailwood est derrière nous maintenant.


Nous arrivons à … MEGA PISTON !!!


Un frisson me court le long de l’échine. C’est pas vrai, je n’ai pas vu ça…


Pourtant, sur un panneau indicateur, j’ai bien cru lire MEG PISTON.
Meg. C’est Megalos, en grec cela veut dire gros. Piston… C’est un piston !
Mega Piston, ce doit être la ville, la cité, le pays, le paradis du gros piston, du moteur monocylindre, le Gromono. Arrête-toi, Puce ! Nous avons un pèlerinage à faire… Demi-tour… O prêtres impénitents du Gromono, votre terre promise existe, quelque part entre Salonique et Alexandroupolis, la porte de la Turquie… Genou à terre, je baise la terre sacrée de la cité de Mega piston. C’est la rédemption de tous les monos, dont Puce et moi sommes en ce moment les ambassadeurs avec nos 72 cc et nos 47/42 mm d’alésage/course. N’est-il pas de coutume, lors de la grande rédemption, d’envoyer en ambassadeur son messager le plus humble ?


Puce et moi  repartons élevés, transportés. Le contact de la terre sacrée nous a apportés tous les répits, toutes les consolations. Nous ne roulons plus, nous volons. Nos pneus ne reposent pas sur le sol, ils l’effleurent. Nous évoluons en un constant miracle. A nous les vents ! A nous les airs ! A nous les cieux !!!

Nos trajectoires sont impeccables, étonnante notre vitesse. Gauche, droite, gauche, droite. Nous avons dépassé les lois de l’adhérence. Un bout droit, je colle mon menton sur le réservoir, la barre de renfort du guidon me bouche la vue, n’importe, Dieu nous guide, la baraka nous sert de bâton d’aveugle. Banzaï !!!


Une bosse fait cogner mon menton sur le réservoir de ma Puce transgalactique. La réaction au choc me fait relever la tête, j’entrevois un trou… Un trou… Plutôt un nid de poule… de très grosse poule… De poule monumentale. Un ravin, un gouffre, un aven… Enorme, colossal, extra terrestre. On ne passe pas !!!


Un réflexe vital, ancestral, touterrainesque… motard, me fait dresser sur les repose-pieds, jambes semi-fléchies, bien en arrière, la pointe de mes fesses effleurant le jerrican à l’arrière de la selle. La roue avant passe, puis c’est la grande secousse, l’explosion, les sacoches cavalières se redressent comme les oreilles d’un cocker en pleine course, chargées comme elles sont, leur mouvement semble amplifier le décollage de la moto. Mirage IV en bout de piste d’envol, éteignez vos ceintures, attachez vos mégots, nous flottons, nous volons, au ciel quelques nuages transparents nous appellent. Puce, voilà la fin de nos peines. L’infini sans bornes nous aspire, si haut, si haut…

Et, lors de son vil échafaud, le clown monta si haut, si haut,
Qu’il creva le plafond de toile
Au son du cor et du tambour
Et le cœur dévoré d’amour
Alla rouler dans les étoiles…
(Volé à Banville, je crois)

« Tout ce qui monte devra descendre tôt ou tard ». Ce postulat nous vient de deux philosophes méconnus qui connurent, toujours ensemble, des hauts et des bas. Roux et Combaluzier s’élevèrent aux cieux le 8 mai 1771, jour de l’ascension : comme on ne savait pas encore se servir de l’électricité, ils moururent de faim, bloqués entre deux étages…


Cet implacable postulat nous tracasse, Puce et moi… Lorsque notre roue arrière a tapé le bord de ce fichtredieu de trou ,  on a décollé bien haut, à croire que nous allions échapper à l’attraction terrestre et partir vers une autre galaxie. Hélas, nous n’avions pas pris assez d’élan, au bout d’une très longue seconde, notre parabole ascensionnelle commence à s’infléchir. Il va falloir songer à l’atterrissage, en rappel sur le guidon, jambes semi-fléchies et le regard fixant la ligne bleue de l’Istrandja, car de la Grèce on ne voit guère les Vosges, ce qui ne facilite rien …


Notre atterrissage est quelque peu clownesque : lors de la première prise de contact avec le sol, les suspensions talonnent, leur détente nous donne l’impression de redécoller, et nous parcourons une trentaine de mètres avec une fourche avant qui pompe comme les suspensions d’une vieille 2 CV. Un coup d’œil en arrière pour vérifier que nous avons encore avec nous nos sacoches cavalières et notre réserve d’essence, et l’on ne s’arrête même pas, trop content de s’en tirer à si bon compte. Plus tard, à l’étape, je m’apercevrai que Puce a la jante arrière un peu en coin de rue. Stoïque, elle n’avait rien dit…

La route, entre Salonique et la Turquie, est vraiment … déroutante : cela va de la très belle à celle que l’on peut, je crois, appeler une piste. Tiens ! Tout à mes nids de grosse poule et mes megapistons, j’oubliais de vous dire ce qui fait le charme des rouets grecques, du moins de celles que nous avons prise, entre Patrai et Alexandroupolis, qui précède de peu la frontière turque : c’est la mer omniprésente.


Cette sacrée mer, on n’y échappe jamais longtemps, c’est à se demander si, au fond, la Grèce ne serait pas une mer avec quelques détritus de terre disséminés ça et là. Parfois, on ne la voit plus pendant une heure, on se dit « tiens, ce coup-ci, on l’a semée » soudain un virage, et crac ! On s’aperçoit qu’elle est toujours là, attentive, qu’elle suivait le voyageur, cachée derrière un pan de rocher. Si j’avais dû faire trempette à chaque fois que j’ai vu la mer, Puce et moi, au jour d’aujourd’hui, ne serions pas encore arrivés à Salonique…


Il y a aussi les stations à essence : de Patrai (port ouvert sur l’Europe) à Athènes, elles sont un peu comme cheu nous, mis à part qu’il y a à peu près toujours un bistrot attenant. A mesure que l’on s’approche de la Turquie, elles deviennent de plus en plus rares mais plus complètes, se doublent le plus souvent d’un restaurant. Par dessus l’odeur d’essence, vous sentez celle du graillou. Elles deviennent des oueds, des havres de grâce où l’on satisfait toutes les envies contractées au fil d’une longue étape : faim, soif, essence, pipi et j’en passe sans doute. En Turquie, beaucoup de stations-service font en même temps hôtel…


En milieu d’après-midi, Puce et moi abordons la descente qui mène sur Kavala, un chouette petit port, à 210 kilomètres de la frontière turque. La route est redevenue moderne, large, et les virages en descente sont vraiment ce que Puce préfère. Comme tout le monde se promène, on double sans cesse, à gauche, à droite, la furie du Gazzafon nous a repris dans ses serres veloutées, mais délicieusement sournoises.

Au détour d’un virage, nous apercevons deux Yamaha immatriculées en France sur le bas-côté, qui s’apprêtent à reprendre la route. Nous leur adressons un grand salut. Un peu plus loin, dans le rétro de Puce, je vois qu’ils nous suivent.
« Chiche, Puce, qu’on arrive avant eux à Kavala !».


Nous déboulons à toute vibrelure, en débrayant dans les descentes pour ne pas faire de la compote de vilebrequin. C’est triomphants, en tête de peloton, que nous arrivons au premier feu rouge de la ville. L’un des  Yamahistes profite de l’arrêt pour me dire : « il marche bien, ton mini ! ».


C’était gentil, mais Puce a été un peu vexée… Ce qu’elle aurait voulu entendre est : « Elle marche bien, ta bécane ». Evidemment, avec ses 72 cc, son gabarit gros pour un chien mais tout de même bien petit pour une moto, elle n’en impose pas des masses, et le mauvais sort a voulu qu’elle ait été vendue dans un pays sexiste où les petites motos sont du masculin, et les gros trucs qui remuent beaucoup de vent ont droit au genre féminin. Puce a quatre vitesses, un circuit électrique élaboré, et refuse qu’on la catalogue avec des petits trucs tout juste bons pour la sortie du lycée. Puce, c’est la fille de Mercure et de Vénus, c’est l’androgyne, c’est la paix sur terre…


Pas trop bègueules tout de même, nous les retrouvons au bistrot du port, confortablement assis devant une limonade, et discutons de tout et de rien. Comme deux harleyistes rencontrés avant Salonique , ils vont à Istanbul. Nous n’avons rien de bien original à nous dire, mais ça fait du bien, entre deux brouettées de kilomètres, de s’asseoir devant une boisson fraîche et de bavasser dans la langue que finalement, nous parlons le moins mal. Enfin, nous repartons, j’aimerais être à  Alexandoupolis, la dernière grande ville grecque avant la frontière, avant la nuit. La nuit, tous les trous pucivores, toutes les bosses janticides sont à l’affût, et attendent le voyageur fatigué. En fait, la route est bonne… Pas aussi bien indiquée que nous l’aimerions, Puce et moi, car on n’a pas vraiment le sens de l’orientation. Enfin, après plusieurs arrêts-renseignements, un pope tout de noir vêtu et copieusement barbu nous donne la bonne route. Pourquoi ? Parce qu’il la savait.

En un mot, pope sait, y donne, huark, huark, huark…


Roule, roule, roule… La route est un ruban doré aux graviers luisants, bordé de champs. De proche en proche, un paysan, juché au milieu de sa terre, nous regarde passer, tranquille, parce qu’il fait chaud et qu’il faut prendre le temps de vivre.

Ce doit être le froid, la grisaille, qui rendent la bête humaine laborieuse et agressive. Ici tout a l’air d’aller bien, on a le temps. Depuis notre départ de Rome, j’ai installé mon sac de couchage plié sur la selle de Puce, il couvre ainsi le réservoir, la selle et mon jerrican triangulaire. Cela me fait une selle de branleur, je roule complètement vautré, comme sur un divan. J’ai l’impression que l’on pourrait aller ainsi au bout du monde, la vie est douce…


De temps en temps, il y a un triporteur à doubler. Il sont supercocasses, les triporteurs grecs, il y en a de beaux, somptueux comme des corbillards chinois, pleins de colonnettes peintes, d’arabesques et propulsés par des moteurs Volkswagen ou Datsun.


Il y en a d’autres… ripous, brinqueballants, en ruines, ceux-là ont des moteurs BMW moto d’avant guerre, auxquels on a rajouté un pont arrière et un différentiel. Selon leur degré de vétusté, ils avionnent entre 60 et 80 à l’heure, avec des « apchoum-apchoum » de vieux berlingot dont les soupapes n’arrêteraient pas une brise d’automne. Il faut les avoir vus et entendus pour y croire…


Dans notre béatitude semi-sommeillante, nous voyons à peine arriver Alexandroupolis. Il nous semble avoir à peine roulé ; « Dis, Puce, si t’es pas fatiguée, on pourrait continuer, on passe la frontière turque cette nuit ? ».
Puce ne répond pas. Le simple fait qu’on puisse imaginer qu’elle soit fatiguée…

Dix bornes après Alexandroupolis, nous doublons un scooter avec trente bornes de mieux, rien de bien étonnant, à partir de la Grèce l’entretien d’une machine se borne souvent à mettre de l’essence. Juste après l’avoir doublé, je réalise :
« Dis donc, Puce, il n’a pas de plaque d’immatriculation :
-Il a dû la perdre » me répond Puce qui déteste les scooters, de même que tous les engins qui n’osent pas montrer leur moteur. Un peu plus loin, ayant un doute sur l’itinéraire, nous nous arrêtons. Le bas-côté est fait de sable pulvérulent où Puce n’est pas à l’aise. Pendant que nous consultons la carte, le scooter nous passe devant.


Non, décidément, il n’a pas de plaque d’immatriculation. Bizarre, bizarre : Partout, sauf en France, on immatricule tout ce qui a un moteur. Serait-ce un scooteriste de chez nous ?


Nous repartons, ma Puce raciste et moi, direction la frontière turque. Puce, bien sûr, n’est jamais allée en Turquie, venue en direct du Japon en France. Moi non plus. Pour elle comme pour moi, ce sera la frontière de l’inconnu. On a un peu le trac, on roule vite pour le faire passer. On repasse le scooter, disons plutôt qu’on le laisse sur place. Pas violent, son ratagaz. Il commence à faire sombre, je n’ai pas le temps de détailler l’engin. A tout hasard, je lui lance un salut…


Une demi-heure ou une heure après, c’est la frontière. Elle ressemble un peu à un péage d’autoroute, et précède un pont dont, la nuit commençant à se faire bien noire, on ne voit pas le bout, ni même ce qu’il enjambe.


J’ai l’trac, les khôpains. Au-delà de ce pont, c’est l’inconnu qui nous attend. L’inconnu, vous connaissez ? Ah ! C’était une question piège…

Nous passons à la police et à la douane grecques, les postes turcs sont de l’autre côté du pont.


C’est l’Instant : ma Puce, ma pucette, ma petite chose androgyne m’aura, passé ce pont qui sépare la Grèce de la Turquie, mené plus loin que je suis jamais allé, que ce soit avec M. Essen Ceheffe, M. Air-France ou mes motos précédentes. Je découvre, oui, je découvre que ma Puce est magique, magique !

Comment croyez-vous que ce petit bout de moto, gros comme un demi-Vélosolex, m’ait emmené plus loin que de grosses machines n’aient su le faire ? Qu’elle m’ait fait rouler trente-six heures quasiment d’affilée entre Paris et Ancone, moi qui suis fainéant comme une couleuvre, atteinte d’hépatite virale  à son stade final ?
Qu’elle m’ait fait rouler, au lever du jour, dans les Alpes carrément pas chaudes, moi qui grelotte au dessous de 27° C et souffre mille morts s’il faut s’arracher avant onze heures de la plume complice et moelleuse ? Comment l’expliquez-vous ? Comment ?


Puce est magique, c’est évident…

Avant de passer le pont, je déhotte au bistrot qui jouxte le bureau de police, et sirote deux cafés de suite, tout songeur. Sur ma lancée, je remplis quelques cartes postales. Il n’y pas de timbres, le bureau de poste est fermé, le garçon –le dernier Grec que je verrai en Grèce- me propose aimablement de les timbrer et les envoyer à ma place demain matin.


Je lui donne l’argent, les cartes n’arriveront jamais. Ma lééch… Oh, pardon, j’anticipe…


Je termine mon second café lorsque je vois le scooter de tout à l’heure franchir le poste de police. Il n’a pas de plaque, on ne l’a pas arrêté pour ça, c’est donc un Français, sur un scooter 50. Le temps de terminer mon jus, je sors, démarre Puce, et me mets face au pont. Il est vraiment long, et vire un peu dur la droite. Nuit noire. Le pont, seul.

Derrière nous, trois mille et quelques bornes de route, devant nous autant qui restent à faire. C’est le milieu, le point de non-retour. Il suffit de passer le pont, comme Brassens dit à César lorsqu’il franchit le rubis-con en proférant je ne sais quelle insanité.


Première. Embrayage. En douceur, deux, trois, quatre. J’entends à peine le moteur de Puce. Notre phare 25/25 W découpe devant nous un halo ringard, pensez, peut-être à quatre mille tours de régime-moteur, ça débite pas beseff.


Un panneau. Une ligne jaune, « Turkiye » ou quèque chose comme ça. Alea iacta est. Ah oui… j’ai jeté Léa. Téléa-via, via-duc, on est sur un via-duc. Au dessous de nous, il y a le trou, devinez son nom ? Il fait frais, un long frisson me parcourt. Cette fois, c’est la Turquie…

 

 

                                                        LA MAIN QUI SE TEND



Au bout du pont, c’est la douane turque. Comme la gabeloute grecque à Patrai, le douanier turc me marie à ma Puce, en portant son nom et son numéro d’immatriculation sur mon passeport. Puce et moi sommes maintenant trois fois mariés. Pendant que je discute avec mon douanier, un gars d’une vingtaine d’années s’approche et m’interpelle en français. Un peu plus loin, garé devant la boutique de change, j’aperçois le scooter déjà vu plusieurs fois avant le passage de la frontière. C’est donc lui !

Lui, c’est Jean-Marc. Jean-Marc Brillouet, venu ;, tenez-vous, de La Rochelle sur son scooter Vespa 50 cc, de ces trucs à trois vitesses et 1 CV DIN à 6000 tours minute, qui vous dépote à 45 à l’heure dans les descentes avec le vent dans le dos, s’il fait beau. J’en suis assis, et lui fait les remarques que me firent les pilotes de grosses motos rencontrés sur le chemin.


Tu n’as pas peur de t’endormir entre deux virages, sur ton soufflet à punaises ? Combien de temps as-tu mis ? Cela fait vingt jours qu’il est parti. Où vas-tu ? Il va à Istanbul, lui aussi. Istanbul n’est qu’à 250 kilomètres, c’est dire qu’il y est presque. Seulement, après, il y aura le retour, et Jean-Marc se demande comment il va rentrer : il n’a presque plus de ronds, et ne sait si, au retour, il aura assez pour payer à la fois sa bouffe et l’essence de son Vespa.

J’ai aussi l’impression qu’il en a marre de rouler sur son truc qui se traîne. En plus, cingler vers un but, en se disant «  c’est là que je veux aller », ça vous donne des ailes, ça vous fait oublier le mal de fesses et tout, mais le retour, s’il n’y pas de choses merveilleuses qui vous attendent chez vous, c’est  la grosse tasse.


Jean-Marc a envie de mettre son Vespa dans le train. Aura-t-il assez de fellouze pour ce faire ? Il n’en sait rien… Quant à moi, je viens de trouver un ami, un dingue, un… pur qui ne calcule pas ses coups.

Ayant encore du chemin à parcourir, je suis plus argenté que lui, je lui propose donc une grosse bouffe à Keçan, le prochain bled, à cinquante bornes d’ici ? Où tu couches ? Sous la tente ? Baste ! On va arriver à Keçan passé minuit, je t’offre l’hôtel aussi !


Jean-Marc ouvrant la route à vitesse réduite -45 sur le plat, 30 dans les montées- nous partons vers Keçan. Puce n’est pas vraiment contente : « Non mais, tu as vu sa machine ? Quelle pèquenaude, excuse-moi ! En plus, elle se traîne, tu penses un peu à mes sept mers ? On en a vu trois : l’Adriatique à Ancone, l’Ionienne à Patrai et l’Egée nous a suivis d’Athènes à Alexandoupolis. Il en manque quatre. Si nous continuons à rouler avec ce machin-là, il nous faudra cent ans pour les voir… ».


De colère, Puce mouille sa dernière bougie froide. De la NGK B 9 HS, il nous faudra désormais descendre à la B 8. Nous le regretterons plus tard…


A l’allure du Vespa, la route nous parait effectivement longue. Quelqu’un est toujours la tortue de quelqu’un d’autre… Voilà enfin Keçan, dont la première maison est une station-service-bar-restaurant-hôtel comme il y en a beaucoup par ici. Aussitôt les pleins faits, nous filons au restaurant en terrasse qui surplombe la station-service. Il est passé minuit, et nous avons faim, mais faim !!!


La mangeaille turque courante ressemble de très près à la grecque, mais avec des nuances : la viande est plus abondante, la salade de poivrons, de tomates et d’oignons est coupée menue au lieu d’être servie à la paysanne.


A cet instant, je réalise l’un des plaisirs du voyage. Sur la route, je n’ai jamais mangé deux soirs de suite la même chose, car chaque soir, en moyenne, je me trouvais cinq cents kilomètres plus au sud-est. Où serai-je, que ferai-je demain ? Ma léch…. J’anticipe encore…


Honnêtement goinfrés, nous demandons au garçon : »Avez-vous des chambres de libres ? ».
-Désolé, non » répond-il.

Eut-il répondu oui, il nous eût évité une galère, mais comme le disait le cardinal, les choses étant ce qu’elles sont, ne sont plus ce qu’elles étaient, mais pas encore ce qu’elles seront.


Nous reprenons donc nos machines, pour aller vers le centre de Keçan. C’est une sorte de grand village aux maisons resserrées, aux rues étroites, pavées, bosselées, bourrées de nids de poules. Plis nous avançons dans la ville, plus les rues de font sombres, resserrées. Au premier panneau « Hotel », je mets pied à terre, et me dirige vers la réception. C’est un petit hall mal éclairé. Face à moi, un comptoir vide, dans la salle une dizaine de personnes est assise, et me regarde sans rien dire. Histoire de me donner une contenance, je veux dire « bonsoir » mais diable, je ne parle pas un fichtre mot de turc. Alors, quoi ? En dehors du turc qu’était pas une option à mon école maternelle, j’parle plein de trucs. Alors en quoi on attaque ? En français, en anglais, en italien, en espagnol, en arabe ?


J’essaie en anglais. « Good evening » fais-je avec une inclinaison de tête à la cantonade…
Silence… On me regarde toujours sans rien dire. Coincé ainsi entre deux rangées de regards froids, je ne bande que d’une un quart…


Enfin le Cerbère survient, attend de se jucher derrière son comptoir, et me demande en anglais ce que je veux.
Deux chambres ? Désolés, nous sommes complets.
Cinq hôtels ainsi, cinq fois la même réponse.


Je me sens vraiment mal à l’aise, et propose à Jean-Marc de faire voile vers Istanbul qui, au fond, n’est plus bien loin, même à la vitesse du Vespa. Cinq ou six heures à tout casser. Jean-Marc ne veut pas rouler de nuit. Nous camperons, dit-il, je t’invite sous ma tente. Nous sortons de Keçan pour rejoindre la route d’Istanbul.

Un bled, deux bleds, trois bleds, et toujours pas d’hôtel. Au bout d’une demi-heure, nous passons devant une sorte de campement illuminé, nous passons notre chemin jusqu’au village suivant. Toujours rien. Jean-Marc propose de revenir au camp que nous avions vu.

Demi-tour, il est deux heures du matin lorsque nous retrouvons notre « terrain de camping ». En fait, c’est une ferme éclairée pour le travail de nuit. Jean-Marc propose de planter la tente près de la ferme, dans les champs. Bien sûr, tous les manuels de tourisme recommandent de ne pas planter la tente dans des endroits isolés, mais ici, il n’y a que des paysans. « Les paysans sont toujours de braves gens » dit Jean-Marc. Voici la tente plantée. Nous nous installons, et en avant la dormette…


Ayant eu un ancêtre chat, je ne dors que d’une.


Juste avant le lever du jour, un bruit me réveille : c’est un tracteur. Notre tente est installée tout contre une meule de foin. J’entends de nombreuses voix d’hommes et de femmes, à leur ton, je sens que c’est de nous qu’on parle.

Je ne bouge pas mais descends lentement une main vers mon cotello a scatto, un couteau à cran d’arrêt acheté à Rome. C’est plutôt dérisoire, mais que voulez-vous, c’est la première fois que je campe au milieu de nulle part dans un pays qui n’a pas trop bonne réputation. Allons, c’est normal que les paysans du coin s’intéressent à une tente de camping et deux motos qui ont miraculeusement poussé comme ça pendant la nuit au milieu d’un champ. Le bruit du tracteur reprend, s’éloigne avec lui les voix, les rires. Je me rendors…

Tiens, le jour est levé. Il filtre tout pâlot à travers la toute petite fenêtre tressée de nylon de la tente.

J’entends deux hommes, cette fois ; ils parlent aussi de nous, puis s’en vont… Peu après, nous voilà debout, Jean-Marc et moi. Il n’a pas fait froid cette nuit, mais il a plu. Vous vous rendez compte ? Plu !

Le ciel est sombre, bouché. Plier la tente à deux, c’est vite fait. Le temps de faire une petite photo souvenir, comme si nos malheureuses têtes ne suffisaient pas à les contenir, et nous repartons.

Nous sommes en contrebas de la route, la terre est argileuse et humide, nous voilà partis, Puce et moi, en dérapage, bille en tête. Ric, dérapage à gauche, contrebraquage à fond, sans poser à terre. Rac, travers à gauche, même faute, même punition, nous sommes à vingt mètres de la rampe boueuse qui mène à la route, j’entends derrière nous un bruit de chute et un « merde ! ».


Notre compagnon de route a dû de gaufrer. Ne pas ralentir, garder l’élan… La rampe est avalée gaz à fond, voilà Puce sur la route. Je regarde en bas, Jean-Marc est en train de ramasser son Vespa. Je descends pour le pousser dans la montée, mais le fichu scooter ne redémarre pas.

Démontage de la bougie, elle est noyée. Elémensonne, mon cher Walter ! On la sèche. Le moteur repart, tourne cinq secondes et s’arrête à nouveau. Bien ! Jean-Marc tirant, moi poussant, on hisse le Vespa sur la route, près de puce triomphante. « tu vois, dit-elle, je te disais que lorsque l’on cache son moteur, c’est parce qu’il marche mal ».


Elle est dure, la Puce.


Bougie encore noyée. Je sors une NGK B 7 HS de mon stock et la monte sur le scooter ; au passage, Jean-Marc m’a révélé un nouveau trait de son caractère aventurier : il n’a quasiment pas d’outils, et ne connait rien en mécanique.

Il a déjà eu des ennuis de carburateur en Italie, qui lui ont coûté très cher. Bref, même topo, ça tourne cinq secondes puis extinction des feux. Trouvez l’erreur… Je ressors la bougie, mets le filetage à la masse sur le carter de ventilateur coup de kick. Une superbe étincelle bleue, large. C’est donc une affaire de carburation.

Sur un moteur à volant magnétique, on n’a jamais une aussi belle étincelle lorsque l’avance à l’allumage est par trop décalée. A nous le carbu… Z’avez déjà bossé sur un Vespa ? De ce côté-là, j’étais puceau.

Dieux du ciel, quelle tristesse ! Pour gratter sur un machin pareil, il ne fait pas être mécano, mais spéléologue ! Après m’être fait douze plaies, dont neuf contuses pour sortir le carburateur, je le démonte…

Mal fichu en diable, ce carbu de mes deux choses… Sur ce, deux catastrophes surviennent : primo ; du haut des nues commence à tomber un crachin merdouilleux, gras, slictueux, dégoulnasse. Secundo, rapplique une bande de moutards de grosso modo six à dix ans.

La pluie, jamais aimée, excuse-moi. Quant aux petits garçons, je ne suis pas contre, loin de là, mais ceux-là eurent tôt fait de nous emmerder… Comme la pluie !

Au début, ils n’étaient que six ou sept, à nous demander des cigarettes. Oh ! bien sûr, j’en avais, des Gitanes sans filtre auxquelles je tenais comme à queau de mes pouilles, vu que là où nous sommes, si vous demandez des gitanes blanches, on vous regarde comme un Iroquois qui, dans un restaurant végétarien, demanderait : « Avez-vous du bison cru ? ».

Bref, j’ai écarté les bras d’un air désolé, « ma fi ! », j’en ai pas. Affirmation crédible étant donné que l’on ne m’avait pas vu fumer. En fait, les gosses, tout le temps que nous restâmes à mécaniquer, restèrent groupés autour de nous.

De six ou sept, ils furent dix, puis une quinzaine, devisant à voix basse dans une langue pour nous incompréhensible, nous montrant de temps à autre du doigt. Jean–Marc, Puce et moi, nous nous sentions dans la peau de marchands de caviar en 1943 dans le ghetto de Varsovie.

Vraiment mauvais, mauvais, cette bande de mômes qui nous assiégeait de sa présence, de ses murmures, et de ses regards étranges. Que voulaient-ils ? Nous voler quelque chose ?

Je ne pense pas être radin, mais je teins, par exemple, à mes outils. J’ai de quoi réparer n’importe quoi sur ma Puce, et je tiens à ce que ça demeure ainsi.. A chaque fois qu’il me fallait contourner le Vespa pour raisons techniques, je disais sèchement à Jean-Marc : « Gaffe, les clous ! ».

J’étais en colère, je sentais que d’un moment à l’autre, j’allais prendre mon démonte-pneu le plus lourd, et éclater le crâne du plus proche de ces foutus moujingues, qui émiettaient entre leurs dents des chuintements aigus, je ne sais pourquoi. Mais bon dieu, que veulent-ils ces moutards ? Je n’en sais rien.


Je leur ai offert tous les bonbons que j’avais accumulés en Italie en guise de spiccio, de monnaie, puis leur ai crié « du vent » dans toutes les langues que je pouvais «  Scram ! Raus ! Taillez-vous ! Via ! Aal béét, vayanse ! ».

Rien à faire, ils restaient toujours là, à nous regarder en conversant d’un air entendu. Je commençais à en avoir marre, marre le temps qui passe, ce Vespa de merde qui ne marche pas on ne sait pourquoi, ces putains de moujingues qui nous chient sur les arpions, cette chiasserie de pluie de merde qui nous dégoulnasse sur la gueule, sur les paluches, partout ! Eh merde, eh merde, eh merde !

J’attrape ce foutu Vespa de mes choses, et le traîne jusque sous un abri de bus où, au moins, on sera plus au sec, et recommence à mécaniquer. Les mômes, comme de juste, nous suivent. Un chien veut nous suivre aussi, mais, hésitant, se fait cartonner en plein travers par une bagnole qui ne ralentit même pas.

Les mômes rigolent… dans ma trousse à outils, sous mes yeux, il y a ma clef à œil de 21/23. Cette fois, c’est pas possible, j’en tue un…


                                    La main que l’on cherche

Ma clef de 21/23 est un bel outil, chromé, poli, maniable, sans doute apte à faire une putain de bosse sur un crane d’emmerdeur. Mes doigts s’allongent déjà gracieusement vers l’outil presque chirurgical, lorsqu’une idée, soudain, me traverse la calbombe : la même qu’à Ancone après notre plus longue étape : « et mon cul ? ».

Mon cul, c’est l’échappement, tous les gastro-entérologues vous le diront. « Couche-le à droite » dis-je à Jean-Marc. Il couche son Vespa sur le côté, et la cause des ennuis, évidente, lumineuse, nous saute aux yeux : la sortie du pot d’échappement, qui est sur ces engins pieusement dissimulé sous le tablier, est obstrué par la boue, par suite de la gamelle de tout à l’heure.

Je me mets à rire, rire, mais rire ! Une rigolade franche, nerveuse, spasmodique, hystérique. Connécons, connécons ! Connécons !! Mais… connécons !!!!


Un tournevis, ascronch, asscronch, assscronch, la boue déjà séchée est partie, coup de kick, le Vespa se remet à parler dans un nuage de fumée bleue. « Foutons le camp ! ».


Je saute sur Puce, un coup de kick, en route pour le prochain village. Nous retournons vers celui que nous avions exploré à la recherche d’un hôtel, la nuit dernière. D’abord manger, nous abriter de la pluie, nous bouffons, bouffons. Pendant ce temps, la pluie tombe, tombe…


« T’es équipé pour la pluie ?
-Non, et toi ?
-Non plus… ».
Enfin, lorsque l’on va vers ces pays bénis où parait-il, au moins en été, on compte les précipitations en millimètres, et où un parapluie a l’air d’une plaisanterie, est-ce que l’on amène des vêtements imperméables ? Attendons la fin du déluge…

Une heure, deux heures quinze, trente, quarante cinq, trois heures… La pluie persiste. Il faut aviser. Je vais acheter un imperméable, dis-je en me levant. Attends-moi… Me voici parti dans le village, regardant en coin les vitrines, à la recherche de n’importe quoi qui protège de la pluie… Au coin d’une rue, un magasin d’habillement.


« Do you speak english ?
-…
-Parlez-vous français ?
-…
-Parla italiano ?
-…
-Habla espanol ?
-…
-Vocè fala portuguèch ?
-…
-Sprechen zie doïtche ?
-…
-Milaté ellinika ?
-…
Taak Aarabi ?
-…
-Hal tafham ou Aarabiya ?
-…»
Pas à dire, c’est bien parti. Si j’ai bien compris, ici le français n’est pas parlé, on ne speake pas l’anglais, on ne sprèche pas le teuton, on ne parle pas italien, l’espagnol ne se parle pas, vous ne parlez pas portugais, parlez pas grec et tu ne parles pas l’arabe, ni en dialecte, ni en savant.

Histoire de rigoler, j’aimerais demander « parlez-vous turc » à tout hasard, mais je ne sais pas le dire… Notez que si le marchand de sapes parlait grec, allemand ou arabe, j’aurais du mal à dire dans ledit idiome un truc aussi chiadé que « je veux un vêtement pour faire de la moto sous la pluie » mais bon, j’essaie d’ouvrir la conversation. Echec complet.


Essayez de dire « imperméable » sans ouvrir la bouche ! Je me mets à faire des gestes amples, m’enveloppant des épaules au bas des genoux, puis désigne la veste imperméable en devanture.

Aussitôt, avec des sourires larges comme ça, on m’amène un imperméable pour femme, un truc à coup sûr très cher, avec un col super-design, super-élégant, super-m’as-tu-vue… J’essaie de dire en arabe, puis dans toutes les langues que je connais plus ou moins : « ça, c’est pour femme, j’en veux un pour homme ! » en appuyant mes paroles des gestes explicites que vous imaginez.

Ce coup-là, on m’amène des manteaux de fourrure. Après maintes gesticulations, on m’emmène au premier étage, une véritable caverne d’Ali Baba, où les nippes insensées voisinent avec les fringues pas possibles.

Là, je suis rejoint par trois ou quatre jeunes garçons et deux jeunes filles, qui commencent à étaler leur connaissance dans  la langue de Shakespeare.

«  Ceci est mon frère. Ceci est ma sœur. Ma sœur étudie l’anglais. J’étudie (à la forme progressive, cette fois) l’anglais. Ma sœur étudie l’anglais ».

Du coup, m’enhardissant, je tente la phrase qui tue : « My tailor is rich ». cela ne les fait pas rire.

Evidemment, c’est de l’humour à Mimile. Puis mes gamins et gamines m’ont fait asseoir sur un divan, et offert du thé et des cigarettes. J’étais au début un peu choqué de les voir, ou plutôt entendre siroter leur thé en aspirant bruyamment, je pensais à la chanson de Jacques Brel « Et ça fait des grands schrllllp, et ça fait des grands schlurrrrrp ! ».

Au diable ces petits détails, ils boivent le thé tellement brûlant que, si vous faites autrement, vous mourez carbonisé. De « ceci est mon frère » à « il est un quart vers une », il n’y a qu’un pas, et me sentant depuis toujours le fibre pédagogique, je me retrouve en train d’enseigner « il est douze vers sept heures » and so on.

De temps en temps, entre deux tasses de thé, je fais l’inventaire de la caverne d’Ali Baba, dans le vain espoir de trouver un imperméable pour homme-à-moto et pouvoir poursuivre mon voyage… Quel voyage ?

Je me rasseois sur le divan, tire une longue bouffée de ma cigarette turque, du moins j’espère, regarde mes jeunes élèves, regarde dehors… Dieu ! Mes sens m’abuseraient-ils ? je crois voir un soleil blanc qui sèche les pavés humides de pluie, je crois voir, je crois voir… Je vois !


Sans précipitation, c’est le cas de le dire, je me redresse, soleille un sourire à mes jeunes hôtes, et leur dis en  anglais : « Voilà le soleil, j’ai à partir ». d’un pas lent mais décidé, je traverse la caverne d’Ali Baba, descends l’étage, et sors.


Devant le restaurant, c’est la fête : Jean-Marc, qui quand je l’ai quitté, avait le moral au double-zéro, a été réveillé par le soleil.

Il est en train de rire avec une bande de gamins groupés autour de Puce et du Vespa. J’entre comme un bon con dans le restau et lui dis : »T’as vu le soleil ? ». Il ne répond pas, il rigole et prend des photos.

Notre moral à tous deux est monté du trente-sixième dessous au cinquantième dessus, tout cela à cause d’un rayon de soleil. C’est marrant, on dirait que tout le village se dégèle. Un client du restau me pose un tas de questions sur Puce, et me laisse son adresse, ce qui me permet de dire où on était, Jean-Marc, Puce et moi : dans un bled qui s’appelle Malkara-Tekirdae, excusez l’autaugraffe, mais cé mâle hékri.

 


Sous les applaudissements de la foule enfantine, voilà Puce qui donne de la voix, suivie du Vespa. Le village étant sur une hauteur, nous descendons bille en tête vers la route principale. A la première station-service, arrêt-plein d’essence, méfiant quant au pourcentage d’huile mise dans le mélange du vespa, j’ajoute une grosse giclée de 300 V, pour qu’il ne descende pas son moteur, puis…


« Ecoute, me dit Jean-Marc, il vaut mieux qu’on se sépare. Moi, j’arrête à Istanbul, c’est pas loin. Toi, tu n’es pas arrivé. Pars devant, il marche, maintenant, le Vespa ».


On se donne rendez-vous à la poste centrale, bureau de poste restante, le lendemain, deux heures, si je me souviens bien. Plus j’avance sur la route d’Istanbul, plus je regrette d’avoir laissé mon copain tout seul. Les Turcs sont vraiment des conducteurs spéciaux. Toute leur vie est basée sur une idée : doubler.

L’individu moyen double quand il peut. Le Turc double quand il veut, et il veut tout le temps. Les poids lourds, kif-kif. C’est dire que quand, en Turquie, vous arrivez sur un sommet de côte, vous êtes sûr d’une chose : arrivé au sommet, vous vous trouverez face à deux gros culs ou deux gros cons en train de se doubler.

La route étant la plupart du temps à deux voies, vous avez le choix, à moto, entre le crash total et le voyage sur le bas-côté. Sur quelques 2500 kilomètres accomplis en Turquie, combien en ai-je fait sur les bas-côtés ? Dieu le sait…


Il fait très froid, ou du moins j’en ai l’impression. A cahque virage, chaque sommet de côte, il faut garder un œil sur le bas-côté, pour prévoir une échappatoire en prévision du sac de nœuds qui vient dans l’autre sens.

Avez-vous déjà croisé deux poids lourds en plein dépassement, le dépasseur vous frôlant ? Le déplacement d’air est colossal ! Chaque croisement me rabat la visière de casque sur le nez et nous fait zigzaguer, Puce et moi. Je pense avec horreur à ce que doit souffrir le copain Jean-Marc, avec son machin en forme d’oriflamme, qui prend les tourbillons comme voile au vent !


Gauche, droite, bas-côté, coup de hanches pour passer la berme, ça devient bien vite automatique. Puce et moi, on a pratiqué l’enduro, ce n’est pas un poids lourd, turc de surcroît, qui va nous faire peur. De proche en proche, des voitures de tourisme pliées comme des sandwichs grecs, immatriculées en Italie, en France, en Allemagne… Des gens pour qui les vacances sz finissent là, parce qu’en Turquie, il faut doubler, doubler…

Un long arrêt, autant pour contempler notre quatrième mer que pour attendre le Vespa qui, peut-être , nous rattrapera… Quatre mers déjà… nos sommes sur une petite falaise tapissée de terre humide et d’herbe luisante, pourtant nous nous promenons au dessus d’une mer, la mer de Marmara. Joli nom. Et le Vespa… ? Le Vespa ne vient pas.

Nous eûmes beau, repentants, traîner, nous arrêter dans toutes les stations de thé-service, regarder les engins passer, nous ne le vîmes pas venir. Comme de juste, j’ai paumé son adresse. Il s’appelle Jean-Marc et venait de La Rochelle. Le lendemain, il ne sera pas au rendez-vous de la poste centrale, guichet « poste restante ».

Si vous le voyez passer, bizarrement fringué, traînant sous son séant un Vespa déglingué, messieurs, passez-moi un mot, dîtes-moi qu’il est encore sur terre.


Puce et moi reprîmes notre route, cette route qui mène à Istanbul, où, morbleu, tant de gens rencontrés en chemin disaient vouloir se rendre. A quoi donc peut ressembler Istanbul qui attire tant de voyageurs ?



                                    La main qui échappe…


Je viens d’entrer, on m’a ouvert la porte sans un mot, je me retrouve au milieu sans un mot, je me retrouve au milieu d’une très vaste salle à manger assez pauvrement meublée, comme un restaurant à quinze balles, service compris. J’ai  oublié ce que j’étais venu faire ou voir. Je voulais voir un ami, mais qui ?

Je ne m’en souviens plus. Une centaine de convives discute par petits groupes et personne ne se soucie de moi, me demande ce que je viens chercher, ni rien. Cela m’arrange un peu, puisque je ne m’en souviens plus. Alors que je passe devant une table, un convive, un Turc, je crois, me sourit, semblant me reconnaître. Heureux, je m’approche, il me tend la main, je crois qu’il veut me saluer, je m’approche main tendue, il croise les doigts et regarde ailleurs comme s’il ne m’avait pas vu. M’a-t-il vu, d’ailleurs. Je n’en sais rien. Je continue à longer les tables de la salle à manger, un pue plus loin une nouvelle main se tend. Je tends à nouveau la mienne, même manège.


C’est alors que je m’éveille… Où suis-je ? une chambre étriquée, aux murs badigeonnés de blanc. Un lit métallique, ah oui ! je suis, tenez-vous bien, à Seriflikochisar, entre Ankara et Adana.

Mon rêve résumé ce qui s’est passé depuis mon entrée en Turquie il y a bientôt trois jours : la Turquie et moi, nous nous sommes ratés. Puce et moi l’avons traversée sans jamais la toucher. Nous sommes restés une journée à Istanbul, où le courant n’a pas passé.

On ne rit guère à Istanbul, les gens nous croisaient, l’air triste ou indifférent ; seuls les commerçants nous faisaient les yeux doux, eux seuls semblaient vouloir ou pouvoir parler une autre langue que le turc. Cela serait tellement chouette si tous les gens du monde voulaient apprendre à l’école une même seconde langue, l’anglais, par exemple. Un Français face à un Turc aurait à faire l’effort de parler anglais, le Turc faisant le même effort de son côté. Ce serait kool…


Enfin, la Turquie, c’est raté. Puce et moi avons décidé de partir au plus vite, de traverser la Turquie, d’Istanbul à la frontière syrienne, en deux jours au lieu de trois.

Nous pensions faire Istanbul-Ankara, Ankara-Adana, Adana-Gaziantep et ne passer la frontière qu’au matin du quatrième jour, nous avons quté Ankara pour aller plus avant, à Seriflikochisar (si !) cent kilomètres plus loin.

Ainsi, si Dieu le veut-en Allah rad- c’est demain matin que nous passerons en Syrie. Faire de la route en Turquie, c’est exposer sa chienne de vie seconde après seconde. Tous les dix kilomètres, on trouve dans le fossé des carcasses fraîches de voitures, et surtout de camions désintégrés, de plus on voit circuler des véhicules délabrés, ruinés, hors d’âge, c’est la terreur… Puce et moi, on a même ramassé une gamelle, la première de ce voyage.


On allait arriver dans les faubourgs d’Ankara, un camion-benne arrivait en face, soudain nous avons vu un nuage de poussière au niveau de son train arrière et entendu une explosion. « Tiens, dis-je à Puce, il a éclaté un pneu » ça ne me faisait ni chaud, ni froid, je commençais à être habitué aux petits aléas de la circulation turque, je m’en faisais un jeu, même. J’avais tort.


Les deux voitures qui nous précèdent font un écart brutal, je freine sans changer de file, dans l’expectative… Merde et merde !

De sous la voiture devant nous, gicle un gigantesque éclat de pneu lâché par le camion-à-explosion, un énorme tiers de circonférence noir qui trémule sur la route comme un serpent agonisant. Je rentre une vitesse, me dresse en arrière sur les repose-pied et accélère à fond. La roue avant passe avec un choc mou, je me crois sorti de l’auberge, baste ! La roue arrière refuse l’obstacle. Puce s’arrête sur place, tout le monde descend. Derrière nous, j’entends un couinement de freins.

Tout en gamellant, je pense que je suis en veste de Levi’s manches retroussées, que mon pantalon est en toile, ça va être un massacre, je n’ai même pas de gants. Dès que j’ai pris contact avec le macadam, je regarde derrière moi pour voir un vieux pick-up américain, plein de monde à ras bord, qui freine comme un perdu.

Il s’arrête tout de même à l’aise, à cinq mètres de Puce, Dieu est grand, il m’a mis sous les roues du seul vieux Ford turc qui ait encore un peu de freins. Debout, les morts !

Je me relève un peu courbatu, je regarde d’abord mes mains. Une traînée de goudron sur les paumes, c’est tout. Aux bras, rien non plus.

Je relève Puce, mis à part les sacoches qui ont volé à trois mètres, elle n’a rien, rien, rien ! Pas même un cabochon de clignotant cassé, rien !

Je remets tout le matosse en place et, repoussant d’une main négligente les occupants du vieux Ford qui me proposaient de prendre à parti le chauffeur du camion, je repars. Tout à ma joie d’avoir bûché impunément, comme si Allah nous avait pris dans sa main et déposés délicatement à terre, je crie sept fois : « Allah Akbar ! ».


A la septième fois, Allah me répondit :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je me le tins pour dit. C’était notre première gamelle, survenue à un moment où nous étions trop sûrs de nous. Ce fut la seule en ces huit mille kilomètres de vagabondage.


Ce sont les rares impressions que nous avons gardées, Puce et moi, de la partie de Turquie que nous avons déjà traversée. Comme par hasard, entre Istanbul et Ankara, nous avons commencé à avoir des ennuis d’allumage.

On roulait à 80 environ, suivant un bus comme nous n’en avions jamais vu : son châssis était tellement tordu qu’il roulait perpétuellement avec dix degrés de déport par rapport à la route. Il donnait l’impression d’être en train de tourner à droite.

Bref, par-dessus le bourdonnement de ma Puce, j’ai commencé à entendre une résonnance aigüe des ailettes de cylindre. Bien souvent, cela signifie un serrage de piston à venir. Tournant la tête de côté pour analyser le bruit, j’écoutais, j’écoutais, quand la bougie que j’avais montée avant Istanbul nous lâche.

Je l’ai démontée, elle portait seble-t-il des traces de ce que les mécanos appellent du jus de piston, de l’alu fondu provenant de la calotte du piston surchauffé. Contrôle d’avance à l’allumage, Puce avait pris dix bons degrés d’avance. Ce fut vite réglé, mais pourquoi ce décalage, et surtout pourquoi dans le sens avance ? Généralement, un système d’allumage mécanique qui s’use perd de l’avance, mais n’en gagne pas…


En attendant, il s’agit de quitter la Turquie. Nous sommes grosso modo à six cents kilomètres de Gaziantep, dernière ville avant la frontière syrienne, et pour y parvenir, il nous faut traverser la chaîne du Taurus. On n’est pas arrivé.

La route  à nouveau avec son lot décakilométrique de voitures et camions accidentés. Des motos, on n’en voit guère en Turquie, pays qui semble encore en être à l’ère de la voiture-à-tout-prix que connut l’Europe dans les années cinquante-soixante.

Lorsque Puce et moi avons franchi la Corne d’Or sur un bac, un conducteur de vieille Opel pourrie m’a dit : « La moto, c’est pas bon. Laisse ta moto, jette-là et viens avec moi dans la voiture ! ». Hélas ! J’aurais voulu savoir dire : « la moto, c’est le pied » en turc.

De temps en temps, tout de même, on double une moto, oui, on la double ! Ce sont de vieilles 250 et 350 Jawa tchèques, elles doivent rouler avec un mélange à 90% d’huile tant elles fument. Le moindre chien, là-bas, peut humer l’air et dire « Il y a 25 jours et 16 heures environ, une moto est passée ici ». La moto en Turquie, ce n’est pas le truc…


Puce et moi, on s’en fout, on s’en va. Le Taurus, nous commençons à le voir. C’est une ligne grise, lointaine, lointaine, une idée de ligne grise. Nous avons du mal à imaginer que nous allons la rejoindre, cette espèce de ligne d’horizon. L’horizon, à force de le regarder de loin, on s’est mis à penser que l’on ne pouvait l’atteindre…

Seulement, ma Puce, je vous l’ai déjà dit, est magique. Au bout de quelques heures, « ça » s’est mis à monter, preuve que nous avions atteint l’horizon, en l’occurrence les monts du Taurus.

Le Taurus, c’est beau. Les Alpes avec le froid en moins. Il fait même très beau, c’est tellement bon de jouer les pilotes de vitesse sur une route de montagne quand il fait bien chaud bien sec. Enfin, jouer les pilotes de vitesse quand ça descend, en montée, on ménage le matériel, mais à quoi sert une montée, si ce n’est à préparer la descente qui suit.


Dans une de ces descentes, j’étais en train de copier à peu près exactement le style de Phil Read, multiple champion du monde. Gauche, droite, droite, gauche, droite… attention, virage à droite fond de troisième, mais sans aucune visibilité. Je ralentis et élargis ma trajectoire en entrée de courbe pour être sûr d’en sortir à la corde.


Un coup de klaxon derrière moi, et un autobus bondé me double avec dix bornes de plus, complètement à gauche, parole d’homme, s’il y avait eu en face quelqu’un montant la côte, il se le farcissait bille en tête. La conduite à la turque m’étonne toujours.

Le paysage au coucher du soleil, du côté d’Adana, je ne l’oublierai jamais. C’était une longue, longue descente, toute belle, toute sinueuse, soudain dans un gauche à fond, j’entrevois, je ne sais combien de mètres en contrebas, une plaine…

Stop ! Tout en travers, on s’arrête, Puce et moi. C’est beau, mais c’est beau !!! une vingtaine de mètres en contrebas, deux gamins font des pieds et des mains pour amener une chèvre dans le droit chemin.

Au-delà, c’est une plaine toute bigarrée qu’une légère brume fait paraître sans fin. Rien d’autre à l’horizon. Ces deux gamins au milieu de nulle part, ce pourraient être les deux premiers hommes essayant de domestiquer un animal pour la première fois.

J’ai un instant envie de leur crier : « essayez plutôt une vache, c’est bien plus facile ! » mais d’abord il faudrait que je leur dise en turc, ensuite il faut laisser le monde se faire à sa façon…


Nous repartons, Puce et moi, un peu remués. « Sûr, sûr, Puce, nous avons raté la Turquie ».

La Turquie, pour nous, ce furent deux mers : la mer de Marmara, et la mer Noire, que nous entrevîmes au-delà de la Corne d’Or. Mais nous avons raté quelque chose…

Puce ne dit rien. Elle le sait, mais elle veut ses sept mers…

 

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